Tous les Beyrouthins ayant (miraculeusement) survécu à la double explosion du 4 août à qui l’on pose la question : « Vos appartements, et vos meubles, et vos objets, sont-ils récupérables? » répondront invariablement : « Ce n’est pas important tant que l’on est en vie. Ce n’est que du matériel. » De toute évidence, quand tant de vies ont été fauchées, et de surcroît pour rien, cette consolation de s’estimer heureux d’être en vie est tout à fait légitime, voire même remarquable de dignité. Sauf qu’à près de 5 mois de cette date fatidique, impossible de ne pas penser, ne serait-ce que pour leur valeur sentimentale, à ces choses, meubles, livres, babioles sans valeur ou œuvres d’art rassemblés des années durant et qui nous ont été arrachés, en l’espace de quelques secondes, sans pourquoi ni comment. Puisqu’ils abritent sinon un pan de notre histoire intime, du moins un coup de cœur éphémère, une émotion, ou le souvenir d’un moment, nos objets personnels sont un reflet de nous. Une partie de nous. Et le 4 août, à l’instar de leurs propriétaires, ils ont été meurtris.
C’est en partant de ce constat que Riad Obegi, PDG de la BEMO Bank, et Jean-Louis Mainguy, architecte d’intérieur et scénographe, ont choisi de se pencher sur des œuvres d’art « blessées », elles aussi, le 4 août et que la Villa Audi accueille depuis le 16 décembre. Mises en parallèle avec d’autres toiles et sculptures conçues après la double explosion, enrubannées d’une scénographie (signée Jean-Louis Mainguy) mêlant musique, lumière et poésie, les œuvres présentées racontent la tentative de soigner l’art par le biais de l’art mais, aussi, « la volonté de remettre sur la sellette l’ensemble de notre patrimoine artistique », pour reprendre les mots du scénographe et commissaire de l’événement.
Soigner par la lumière, le son, la poésie
Ce qui frappe, de prime abord, c’est la mise en abyme qui sous-tend l’exposition L’Art blessé dans la mesure où son contenant, la Villa Audi, dont on discerne encore, au détour d’un mur fêlé ou d’un plafond affaissé, les stigmates de l’explosion, et le contenu, ces œuvres qui renferment « chacune une bribe du drame du 4 août », comme le dit Mainguy, se confondent pour ne former qu’une sorte de parcours cathartique. D’abord, au rez-de-chaussée, les toiles et sculptures impactées, pour la plupart conçues par des artistes libanais, se déploient dans des salles autour d’un saisissant îlot central. Là, sur les reliques d’une huile de Saint Jean-Baptiste de la collection Roderick Sursock Cochrane (datant du XVIIe et que l’on attribue à Guino Reni), sont projetées, tour à tour, d’autres versions de la même toile, comme une tentative d’arracher à l’oubli, et peut-être même réinventer cette œuvre monumentale et lourdement endommagée. À côté, un extrait du Plain-Chant de Michel Chiha intitulé La mémoire en morceaux semble faire écho au Saint Jean-Baptiste déchiqueté, tant et si bien qu’on pourrait croire que ce poème a été écrit pour marquer ce moment. Cette même impression se répète à mesure qu’on passe de salle en salle où chacune des œuvres blessées semble être soignée par les mots de Chiha, Khalil Gebran, Nadia Tuéni, Vénus Khoury-Ghata, Charles Corm ou Georges Schehadé, pour ne citer qu’eux.
Caressées par cette anthologie, calfeutrées dans les mélodies de compositeurs locaux, les toiles entaillées exhalent une sérénité insoupçonnée, d’autant qu’elles se parent d’une lumière qui leur insuffle une deuxième peau, peut-être même une autre vie. C’est que Jean-Louis Mainguy a choisi d’agrémenter une partie de ces œuvres endommagées par un éclairage qui les sort de la mort à laquelle elles étaient vouées. On pense à trois troublants portraits de Cici Sursock, dont les encoches provoquées par l’explosion sont traversées d’un faisceau lumineux qui les fait briller d’un nouvel espoir. On s’arrête sur la géométrie un rien psychédélique d’une huile de Nabil Nahas de 1970 qui, une fois piquetée de quelque chose qui ressemble à une poussière d’étoiles, prend une nouvelle dimension. On croise une huile de Bibi Zogbé, un champ de fleurs presque tailladé par le souffle de l’explosion mais que l’étreinte d’une lumière vient soulager.
L’art post 4 août
Des œuvres renaissent, dialoguant avec d’autres sur lesquelles l’intervention est plus prononcée, comme, par exemple, une toile de Tom Young représentant le Holiday Inn et que l’artiste a confiée à Claudette (une couturière de Gemmayzé dont l’atelier a été endommagé lors du 4 août, NDLR) pour qu’elle en recouse les déchirures. Et si certaines pièces sont exposées sans intrusion aucune – notamment la Piece of Sky de Flavie Audi, une sculpture en verre soufflé sectionnée en plein milieu, ou Ma Pomme d’Andrée Hochar Fattal, la sculpture démembrée, en marbre blanc de carrare, ou le stuc polychrome doucement déglingué de Katia Traboulsi à la tête fendillée –, ce sont les œuvres autour, leur écho et celui du lieu, qui se chargent de les soigner en silence. Ensuite, au premier étage, la parole est donnée à une pléthore d’artistes qui, comme ils le peuvent, c’est-à-dire par le langage de l’art, ont tenté de dire l’indicible, ou au moins d’évoquer l’apocalypse du 4 août. En puisant son inspiration dans la technique japonaise du kintsugi qui consiste à réparer la céramique brisée par de la laque saupoudrée d’or, Leila Jabre Jureidi présente Healing, une huile sur toile qui évoque nos blessures qu’on peine à recoudre. Après s’être longtemps attelé à interroger la charge symbolique des cèdres et des palmiers, d’en exhumer quelque chose de presque magique, Nabil Nahas expose à la Villa Audi, et pour la première fois, ses apocalyptiques oliviers qu’il taloche d’un souffle un rien volcanique et installe dans un monde en débâcle, à la fois stellaire mais si proche du nôtre. De son côté, la jeune mais si prometteuse Hala Ezzedine raconte, à la faveur de son torrent de gouache et d’aquarelles, le désarroi et la confusion qui nous habitent voilà cinq mois. Fidèle à la force épurée de son geste, Hady Sy montre dans le cadre de L’Art blessé sa sculpture sobrement intitulée Beirut. En en retraçant les formes, on devine le chiffre 6:09, l’heure à laquelle l’artiste a regardé sa montre, après avoir perdu conscience au moment de l’explosion. L’heure à laquelle, comme la plupart des Libanais, il s’est relevé et a décidé de continuer, coûte que coûte. « Parce que l’art est notre seule manière d’aller au-delà de ce drame, sans jamais l’oublier. Parce que l’art est notre seule et dernière planche de salut », martèle en conclusion Jean-Louis Mainguy. CQFD.
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J,USE DE CET ARTICLE ET JE DIS A TOUTES/TOUS MES COMPATRIOTES ET TOUT LE MONDE NOUS POUVONS FETER NOEL ET LE NOUVEL AN L,AN PROCHAIN. POUR CETTE ANNEE JE SOUHAITE A TOUS BONNE SANTE CA VAUT TOUTES LES FETES !
LA LIBRE EXPRESSION
16 h 46, le 24 décembre 2020