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Culture - Exposition

Les géologies fantasmées de Flavie Audi

Refusant le duel entre le synthétique et le naturel, floutant les frontières entre digital et organique, l’artiste-alchimiste libanaise présente « Terra (In)firma » au Nilufar Depot milanais. Une exposition aux accents mystiques à travers laquelle elle crée une « nouvelle nature » en s’interrogeant sur la condition humaine...


Les géologies fantasmées de Flavie Audi

Flavie Audi : « Chacune des œuvres, en dépit des interventions millimétrées des logiciels, a sa propre vie », née dans cet espace suspendu entre organique et numérique. Photo Shérine Audi

Quel tournant s’apprête à prendre le monde ? Quels autres bouleversements nous attendent ? De quelle manière nous en accommoderons-nous ? Y survivrons-nous ?

Est-ce la fin de l’anthropocène, cette époque labourée et brutalisée à la force de nos mains de mortels ?


Tables basses réalisées par Flavie Audi dans le cadre de sa série « Terra (In)firma ». Photo Mattia Iotti


Avons-nous creusé nos propres tombes sans nous en apercevoir ? Comment la nature répondra-t-elle aux lubies des habitants de la terre qui la malmènent ? Dans quel film de science-fiction notre époque nous fait-elle basculer ? Et la terre ferme, sous nos pas acharnés, restera-t-elle si ferme ? Pas un être humain, et de surcroît s’il est libanais, ne s’est pas vu peuplé par ces incertitudes, secoué par ces questions existentielles qui ont resurgi plus que jamais en cette brûlante et folle année 2020. Ces questions-là, aussi remâchées et élémentaires soient-elles, se manifestent instinctivement au détour de chacune des pièces de Flavie Audi que cette artiste – qu’on serait tenté d’appeler alchimiste – présente en ce moment dans le cadre de « Terra (In)firma », l’exposition solo qu’accueille le Nilufar Depot milanais, et par le biais de laquelle, en interrogeant la matière dans des entrelacs visuels saisissants, elle réinvente ses propres géologies, dans un geste qui transcende le duel entre nature et technologie.


Les œuvres au feeling lunaire de l’artiste-alchimiste libanaise présentées au Nilufar Depot milanais. Photo Mattia Iotti


Entre art et design

Un projet prémonitoire s’il en est, puisque Audi s’y attelle depuis deux ans déjà, « qui était prêt depuis avril mais qu’on a dû repousser à cause de la pandémie, jusqu’à finalement se concrétiser et prendre tout son sens ». D’ailleurs, c’est en 2015 que l’œil-scalpel de la galeriste Nina Yashar repère la diplômée du Royal College of Arts de Londres en MA Ceramics and Glass et lui propose une collaboration pour Nilufar. « J’ai mis du temps à réfléchir au projet adéquat puisque j’ai du mal à me limiter au langage du design, préférant brouiller les frontières entre sculptural et utilitaire », nuance celle qui, fruit d’un travail de plusieurs années, fait enfin éclore les pièces de « Terra (In)firma », sortes de surfaces multiusages auxquelles elle refuse une assignation à la case art ou design, comme elle rejette d’ailleurs la frontière de béton qu’on a l’habitude de dresser entre l’organique et le digital. Ce qui explique sans doute pourquoi, en franchissant le seuil du Nilufar Depot, ou même en parcourant les images qui circulent sur le web, la première impression qui nous vient à l’esprit est la confusion, comme si on pénétrait dans l’antre mystérieux de l’artiste où elle lâche la bride à ses douces énigmes. À première vue, donc, on pourrait naïvement croire que ses pièces ont été arrachées des méandres de la terre, gemmes iridescentes échappées d’une coulée de lave, gouttelettes de bronze, météorites irisés, envoyés par on ne sait quelle planète occulte. Rien de cela, pourtant. Il suffit d’y forcer le regard un peu plus pour réaliser que cette géologie-là est en fait celle d’une nouvelle nature, hybride et inventée par des technologies de pointe. On y décèle autant la trace des imprimantes 3D, des machines CNC que celle des mains de Flavie Audi qui, justement, considère « superflue la distinction entre le synthétique et le naturel », et savoure l’ambiguïté qui émane de ses rochers fluides.


Flavie Audi imagine des pièces qui apparaissent comme des formations rocheuses. Photo Mattia Iotti


Un retour à l’eau

Si l’artiste franco-libanaise a longtemps fait du verre sa matière de prédilection, l’explorant sans cesse dans le cadre d’expositions à Londres, à la galerie Tristan Hoare ou chez David Gill, à Beyrouth au sein des biennales de House of Today, à New York chez Venus Over Manhattan, elle part cette fois, avec « Terra (In)firma », à la rencontre de nouveaux matériaux, bronze, résine, jésmonite et surtout ces pigments de couleur ChromaFlair qui enveloppent les pièces d’une peau aux reflets changeants, quelque chose de presque mystique, « comme un écho à notre désorientation, nous qui semblons aujourd’hui attendre le désastre », dit-elle. Cela dit, et étrangement, les paysages lunaires de Flavie Audi n’ont rien de tragique. Ils se parcourent comme les chemins d’un retour vers le socle, l’essentiel, et l’eau, surtout, qui n’est pas sans évoquer les formes fluides de chacune (ou presque) des pièces. De fait, certaines tables basses, telles des formations rocheuses aux pastels insoupçonnés, sont traversées par des surfaces qui rappellent celles des lagons où, naguère, on cherchait à lire l’avenir. D’autres, semblables à des friandises à l’état gazeux, laissent entrevoir un magma de couleurs prêt à imploser. Des sculptures, aussi, érigées comme des totems constellés d’éclats chamarrés, changent de reflets aux mains de la lumière. Chacune des œuvres, en dépit des interventions millimétrées des logiciels, a sa propre vie, née dans « cet espace suspendu entre organique et numérique ». Flavie Audi veut qu’elles nous renvoient vers une intériorité, une lumière, une quête d’espoir. C’est d’ailleurs pourquoi elle dédie « Terra (In)firma » à son pays, le Liban, comme un gage de renaissance ou, « encore mieux, de réinvention ».

« Terra (In)firma » de Flavie Audi, au Nilufar Depot, Viale Lancetti 34, Milan, jusqu’au 31 décembre 2020.

Quel tournant s’apprête à prendre le monde ? Quels autres bouleversements nous attendent ? De quelle manière nous en accommoderons-nous ? Y survivrons-nous ?Est-ce la fin de l’anthropocène, cette époque labourée et brutalisée à la force de nos mains de mortels ?Tables basses réalisées par Flavie Audi dans le cadre de sa série « Terra (In)firma ». Photo Mattia...

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