Face à l’impasse totale dans le processus de formation du gouvernement, les alliances se redessinent et un front commun semble se constituer pour modifier l’équilibre des forces, dirigé contre le président Michel Aoun et le Courant patriotique libre, accusés d’entraver la constitution du cabinet. Ce front rassemblerait notamment, aux côtés du chef du Premier ministre désigné Saad Hariri, le président du Parlement Nabih Berry et le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt, mais également le chef des Marada, Sleiman Frangié, pour ne pas donner à cette coalition une coloration confessionnelle, au moment où le conflit politique autour du gouvernement, et plus particulièrement autour des compétences constitutionnelles du Premier ministre désigné et du président de la République, commence à prendre une dimension communautaire. Dans ce contexte, la visite, mardi, de Saad Hariri à Bkerké pour discuter avec le patriarche maronite, Béchara Raï, du blocage gouvernemental devrait être interprétée, entre autres, sous l’angle d’une déconfessionnalisation d’un problème essentiellement politique.
Selon des sources concordantes, MM. Berry, Joumblatt et Frangié, excédés par la politique de blocage du président Aoun et, derrière lui, de son gendre et chef du CPL Gebran Bassil, sont prêts à la confrontation. Ils ne veulent cependant pas appeler à la démission du chef de l’État, estimant qu’un tel appel doit venir des principales figures de la communauté maronite, comme l’a récemment dit Walid Joumblatt. Outre le blocage gouvernemental, c’est ladite guerre lancée par le camp du président contre la corruption qui a uni les chefs sunnite, chiite, druze et maronite, qui se prépareraient à lancer des représailles.
Les négociations de la dernière heure
Tout est parti d’une même conviction : la formation du gouvernement n’aura pas lieu de sitôt. Pour les sources proches de M. Joumblatt comme de M. Berry, il est désormais évident que le président Aoun ne veut pas de Saad Hariri comme Premier ministre. Ces sources estiment que le président ne permettra au chef du courant du Futur de constituer son cabinet que s’il se plie à ses demandes, qu’il s’agisse du tiers de blocage ou des ministères régaliens qu’il exige : l’Intérieur, la Défense et la Justice, outre l’Énergie. De son côté, le Hezbollah ne souhaite pas voir un gouvernement formé avant l’arrivée de la nouvelle administration américaine fin janvier, et veut que l’Iran garde le contrôle de toutes les cartes locales – du cabinet au dossier de la démarcation des frontières – qui peuvent lui être utiles dans tout marchandage à l’avenir.
Face à cette situation, Walid Joumblatt et Nabih Berry, qui voulaient éviter à tout prix que le chef du gouvernement s’entende seul avec le président Aoun, comme il l’a fait entre 2016 et 2019 lors du compromis présidentiel, ont estimé qu’il était temps de réagir et de créer un front uni. C’est ainsi qu’ont été lancées les négociations de la dernière heure. Peu avant la dernière visite à Baabda de Saad Hariri le 9 décembre, au cours de laquelle il a soumis au chef de l’État une mouture de gouvernement, le Premier ministre désigné a reçu un message du président du Parlement, l’invitant à refuser d’accorder à Michel Aoun sept ministres (soit le tiers de blocage) au sein du gouvernement. Il ressort aussi de ce message qu’il ne faut pas laisser le chef de l’État « briser » tout le monde, en lui permettant d’imposer sa volonté, selon des sources proches de M. Berry. L’idée derrière ce message était de rallier Saad Hariri à ce front.
Dans le même temps, M. Berry a tenté d’arrondir les angles entre MM. Hariri et Joumblatt, qui étaient en désaccord sur le nom du futur ministre druze au sein du gouvernement et sur le portefeuille qui serait dévolu au PSP, selon les sources du chef druze. Walid Joumblatt réclamait en effet que les deux ministères de la Santé et des Affaires sociales soient attribués à sa communauté, mais Saad Hariri lui a proposé ceux des Affaires étrangères et du Tourisme. Un coup de fil entre les deux hommes à ce sujet a été très tendu, mais le président du Parlement est intervenu, se désistant du ministère de l’Agriculture que M. Hariri lui avait proposé au profit de M. Joumblatt et acceptant d’obtenir le Tourisme en échange, selon des sources proches d’Amal et du PSP. Quelques heures avant que M. Hariri se rende à Baabda, un nouveau problème a émergé sur le nom du futur ministre druze qui occuperait ces deux postes : Walid Joumblatt a proposé Abbas Halabi, mais Saad Hariri a refusé en expliquant que son nom était évoqué dans le gouvernement précédent de Moustapha Adib et qu’il ne voulait pas donner l’impression que les partis nomment les ministres de son cabinet. Le chef du PSP a, de son côté, estimé que Saad Hariri voulait nommer un ministre druze qui lui était acquis. Mais les deux hommes se sont finalement entendus sur le nom de l’ambassadeur du Liban en Inde, Rabih Narch, proche de M. Joumblatt, qui serait en charge à la fois des Affaires étrangères et de l’Agriculture.
La guerre des moutures
C’est donc après avoir résolu cet obstacle que M. Hariri s’est rendu à Baabda, muni d’une mouture de 18 noms répartis à égalité entre chrétiens et musulmans, dans laquelle il proposait au chef de l’État de nommer quatre ministres chrétiens, et non sept comme il le demande. Selon des sources proches de M. Hariri, la liste comprenait les ministres chrétiens suivants : Joe Saddi au ministère de l’Énergie, qui aurait été suggéré par la France, Charles Hage, Fayez Hajj Chahine, Salim Eddé, Saadé Chami, Lynne Tehini, Waddah Chaër (courant des Marada), Ziad Abi Haïdar pour l’Intérieur alors que le chef de l’État voulait y nommer Jean Salloum, et un ministre arménien pour le Tachnag. Du côté musulman, M. Hariri proposait quatre ministres chiites – deux pour le mouvement Amal, Youssef Khalil (Finances) et Jihad Mourtada, tous deux indépendants, et deux pour le Hezbollah qui n’a pas donné le nom de ses ministrables. M. Hariri a inclus dans sa mouture deux noms chiites, Maya Kanaan et Ibrahim Khalil Chahrour, quitte à les remplacer par les noms proposés par le Hezbollah par la suite. Les trois ministres sunnites (outre M. Hariri) seraient Firas Abiad à la Santé, Loubna Omar Meskaoui, et un ministre qui serait suggéré par Nagib Mikati. Mais la visite à Baabda, la contre-mouture présentée par Michel Aoun durant la réunion et les violents échanges de communiqués qui ont suivi ont sonné le glas des espoirs de M. Hariri et l’ont renforcé dans sa conviction qu’il ne pourrait pas former de cabinet face aux diktats de M. Aoun, connu pour vouloir imposer ses exigences, comme lorsque le pays était resté à l’arrêt pendant plus de deux ans jusqu’à son élection. Selon ses détracteurs, le chef de l’État est en effet déterminé à faire obstacle à la formation du gouvernement jusqu’à obtenir satisfaction de ses demandes pour se poser en « président chrétien » et pour surtout tenter de réhabiliter Gebran Bassil qui a été durement affecté par les sanctions américaines, en posant le CPL comme champion de la lutte contre la corruption.
La lutte contre la corruption et la contre-offensive
Malgré leur alliance, Nabih Berry n’était pas au diapason du Hezbollah dans cette affaire : il a en effet remis à Saad Hariri les noms de « ses » ministres au sein du futur gouvernement, alors que le parti pro-iranien refusait de donner les noms de ses ministrables avant que le président de la République accepte la mouture gouvernementale, par solidarité avec ce dernier. M. Berry se démarque également du Hezbollah en joignant ses forces avec MM. Hariri et Joumblatt pour faire face à la campagne dite anticorruption lancée par le camp du chef de l’État à travers la justice contre la Caisse des déplacés, le Conseil du Sud ou encore le Conseil du développement et de la reconstruction, afin de ne pas laisser M. Aoun tenter de s’imposer en personnalité « propre » face à la corruption des autres. C’est dans cet objectif que le PSP a décidé de passer à la contre-offensive en ouvrant les dossiers de corruption contre le ministère de l’Énergie devant la justice et de préparer un autre dossier sur les télécoms, selon les milieux du parti druze. Le PSP œuvre également à constituer des commissions d’enquête parlementaire sur la corruption, un projet appuyé par M. Berry, tandis que Saad Hariri a chargé un groupe d’avocats et de juges de préparer des réponses et d’ouvrir des dossiers de corruption, rapportent des sources de la Maison du Centre.
Outre la bataille judiciaire, la constitution d’un front politique anti-Aoun pourrait se traduire, selon certaines sources, après les fêtes de fin d’année, par des protestations sur le terrain, dont les manifestations menées par les sections étudiantes d’Amal et du PSP récemment sont les prémices.
Cette situation met le Hezbollah dans l’embarras : s’il ne veut pas se heurter au président ou permettre son affaiblissement, il est dans le même temps dans l’incapacité de faire pression sur ses alliés, Nabih Berry et Sleiman Frangié. Le parti chiite reste ainsi à l’écart de cette bataille, et tente d’éviter que les relations s’enveniment entre son allié stratégique, le président Aoun, et les autres forces.
Sans la fin du confessionalisme politique aucune sortie possible de la crise. Bizarrement tres peu de « democrate » n’en parle preferant evitant le sujet . Le confessionnalisme politique libanais est la mere de toutes les corruptions..
20 h 37, le 21 décembre 2020