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Lifestyle - Photo-roman

« J’ai peur de rentrer à Beyrouth cette année »

Cette lettre est adressée à tous ceux qui craignent, maintenant plus que jamais – et à raison –, de venir passer les fêtes au Liban...

« J’ai peur de rentrer à Beyrouth cette année »

Photo Makram Bitar

Rentrer ou ne pas rentrer pour les fêtes ? Cette question, je le sais, cela fait des semaines que tu la retournes dans tous les sens, partagé entre cette culpabilité d’être loin qui te colle à la peau depuis des mois et la triste réalisation, pour peu que tu te branches sur une chaîne locale ou que tu prennes des nouvelles de là-bas, que ce pays ne ressemble plus à rien. Qu’il n’a plus rien à (t’)offrir, même pour des vacances. De toute manière, c’est ta propre mère qui te l’a dit, d’une voix modulée que tu ne lui connaissais pas, lorsque tu lui as annoncé que tu pensais venir pour les fêtes. « Ça ne sert à rien. Concentre-toi sur ton boulot, ce n’est vraiment pas le moment » ; « Focalise-toi sur tes études et ton avenir, tu vas venir faire quoi à part perdre ton temps ? »; « De toute façon, avec la pandémie, chacun va passer Noël de son côté »; « Prends des vacances, tu en as besoin, et ne t’inquiète pas pour nous, on tient le coup ». Tu as pensé qu’elle a perdu la tête et tu as même été prendre le pouls du côté de tes amis installés à l’étranger et qui se tâtent comme toi. Même refrain. Qui redoute le voyage, de plus en plus compliqué en temps de pandémie, qui met ça sur le compte d’un séjour au Mexique « pas remboursable et planifié depuis des mois », qui est empêtré dans une flopée de « deadlines », qui va plutôt retrouver sa famille à Dubaï – voilà où nous en sommes, Dubaï pour Noël – et qui t’avoue, un peu honteux : « J’ai peur de rentrer à Beyrouth cette année. » Et tu te rends compte aussitôt que ce n’est ni la pandémie ni ton travail, encore moins ta mère ou le Mexique, qui te retiennent. Tu as simplement et atrocement peur de rentrer, je le sais, je l’ai deviné dans tes yeux.

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Beyrouth, tu n’y étais plus venu depuis Noël 2019. C’est fou, ce n’est pourtant pas si loin, mais ça te semble il y a des siècles. En janvier dernier, d’ailleurs comme à chaque janvier depuis que tu as été te faire une vie normale ailleurs, tu avais recollé ton cœur en miettes et tu étais rentré à Paris, à Londres, à New York, à Riyad ou à Dubaï. Ne te retourne pas, ce que tu laisses derrière n’en vaut pas la peine, repousse ta nostalgie, ce pays n’est pas un pays, ne t’inquiète pas pour ta mère, elle est plus tranquille de te savoir loin, pense avec ta tête, pas avec ton cœur. Pars. Un exercice que tu connais sur le bout des doigts à force de l’avoir répété, d’été en Noël et de janvier en septembre.

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Comme d’ordinaire, donc, tu étais reparti avec deux kilos de trop, des cernes creusés par des nuits de fête, des valises pleines de l’odeur de la maison, le souvenir d’un soleil sur ta peau, l’empreinte d’une brève amourette sur ton cou, le regret que ce soit passé trop vite, que tu n’aies pas accordé à tes grands-parents le temps qu’ils méritent et puis toujours l’envie d’arrêter le temps, de rester encore, un peu. Cette fois, cependant, tu avais pris avec toi quelque chose de nouveau : de l’espoir retrouvé dans d’autres regards, tenaces et admirables, sur les places de la révolution et, pour la première fois sans doute, le constat de te sentir réconcilié avec ce pays que tu avais pourtant été contraint d’apprendre à rejeter. « Je viendrai plus souvent », tu t’étais même promis, en serrant ta mère contre toi, dans le hall de l’aéroport. Mais aujourd’hui, tu as peur de rentrer. Tu redoutes de te sentir étranger, voire illégitime, dans ta propre ville dont tu as du mal en tout cas à reconnaître les images. Même si tu l’as vue sous tous les angles possibles, même si tu continues d’en réclamer des photos, même si tu connais par cœur chacune des vidéos du 4 août, même si tu continues à faire des cauchemars de l’explosion, tu te demandes à quoi le port, son silo saccagé, ressembleront en vrai. Tu n’en dors pas de la nuit.

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Tu as peur des dégâts qui t’attendent, ceux des places vidées à force de déceptions et d’agressions, ceux de ton appartement, de ton quartier, des lieux que tu affectionnes mais qui ont disparu. Et le plus dur, ceux sur les visages qui, tu l’auras compris, n’ont plus ni le courage d’avoir du courage ni même l’envie d’avoir envie. Tu es comme à la porte d’une chambre d’hôpital derrière laquelle flétrit un corps aimé, et rassure-toi, tu as mille et une bonnes raisons d’avoir la trouille. Cela dit, écoute-moi, et viens. Viens parce que le Mexique et ton travail peuvent attendre. Et pour ce qui est de la pandémie, viens avec une valise de médicaments qu’on ne trouve plus ici, et cet argent frais que tu glisseras discrètement dans une enveloppe sur la table de nuit de ta mère, en prenant soin de ne pas l’humilier davantage. Viens parce qu’au fond, et quoi qu’elle t’ait dit, elle donnerait tout pour se baigner dans ton odeur, pour te faire à manger, et à ce stade même remettre de l’ordre après toi. Viens pour sa mouloukhieh. Viens pour un to2borné. Viens pour l’épicier du coin qui, en dépit de sa jambe encore plâtrée, du si peu d’argent que la banque lui octroie en fin de mois, a ressorti son antédiluvienne décoration de Noël qui te décrochait un sourire tous les ans. Viens pour les chats qui froncent les yeux au seuil de son échoppe en attendant que tu leur jettes des miettes de ta man’ouché. Viens pour les maisons de Beyrouth qui n’attendent que vous, les enfants partis, que vous y mettiez un peu de vie. Viens pour celles et ceux qui, seuls et en silence, se sont débrouillés pour recoudre la ville à une vitesse record, juste à temps pour votre retour. Viens pour le souvenir du soleil qu’ils n’ont pas réussi à nous prendre, viens pour une brève amourette de vacances. Viens pour tes amis, pour leur réapprendre à rire et, quitte à leur mentir, pour leur dire que ça ira. Viens leur rappeler tout ce qu’ils ont accompli depuis octobre dernier, viens leur redire qu’ils ont réalisé l’irréalisable. Viens leur rappeler comment ils ont transformé leur tristesse en colère. Viens, et je te promets qu’en janvier, comme chaque année, tu rentreras à Paris, Londres, New York, Dubaï ou Riyad, certes en recollant ton cœur en miettes, mais avec le constat que, plus jamais, tu n’auras peur de revenir.

Rentrer ou ne pas rentrer pour les fêtes ? Cette question, je le sais, cela fait des semaines que tu la retournes dans tous les sens, partagé entre cette culpabilité d’être loin qui te colle à la peau depuis des mois et la triste réalisation, pour peu que tu te branches sur une chaîne locale ou que tu prennes des nouvelles de là-bas, que ce pays ne ressemble plus à rien....

commentaires (4)

Tres emouvant et tres reel et expressif

Nouna Chidiac

14 h 18, le 22 décembre 2020

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Tres emouvant et tres reel et expressif

    Nouna Chidiac

    14 h 18, le 22 décembre 2020

  • Magnifique texte qui donne les larmes aux yeux, pauvre pays maudit par essence et dès sa naissance.

    Alexia Massoni

    13 h 44, le 21 décembre 2020

  • Merci pour cet article. Poignant. J’en ai les larmes aux yeux. Je reviendrai, si ce n’est Par envie, c’est par devoir. Parce que on m’a appris qu’on a Des droits et des devoir. Hélas dans ce pays les dirigeants s’octroient Tous les droits mais ne connaissent même pas le sens du devoir Qu’ils soient maudits. Christiane Khoury Haddad

    Khoury Haddad Christiane

    11 h 35, le 21 décembre 2020

  • Vraiment poignant cet article plein de sensibilite.....merci !

    HABIBI FRANCAIS

    09 h 00, le 21 décembre 2020

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