Dans la mouture gouvernementale présentée mercredi par le Premier ministre désigné, Saad Hariri, au président Michel Aoun, deux problématiques – entre autres – se posent par rapport au choix des deux ministres chiites qu’il a proposés, l’un aux Finances et l’autre aux Travaux publics et Transports. La première problématique est d’ordre strictement local, lié au bras de fer autour de l’équilibre des forces au sein du nouveau gouvernement Hariri. La deuxième, plus complexe, revêt une dimension arabo-internationale qui s’exprime, pour résumer, par un veto américain, motivé par des considérations stratégiques sécuritaires et économiques, à ce que le Hezbollah soit en charge des TP et des Transports. Et pour cause : il s’agit du ministère de tutelle sur le port et l’aéroport de Beyrouth ainsi que tous les points de passage officiels au Liban, tous des secteurs névralgiques.
Le portefeuille des Finances et celui des TP et des Transports sont convoités comme on le sait par le tandem Amal-Hezbollah qui avait fait savoir dès le départ qu’il tenait à proposer lui-même le nom de ses candidats à ces deux postes. Un chiite proche d’Amal serait ainsi hissé aux Finances tandis que le Hezbollah choisirait celui qui dirigerait les TP et Transports. Comme les deux partis se refusaient à livrer au Premier ministre désigné les noms de leurs candidats potentiels, en attendant qu’il s’entende avec le chef de l’État sur la répartition des portefeuilles, Saad Hariri, soucieux de présenter à ce dernier une mouture complète, a donc lui-même proposé aux Finances Youssef Khalil et aux TP et Transports Ibrahim Chahrour, un ingénieur du Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), plus proche du courant du Futur que du tandem chiite, selon les milieux de la Maison du Centre.
Cependant, les informations obtenues de sources diplomatiques concordantes, américaine et arabe, se recoupent avec d’autres, locales, sur le refus des États-Unis d’accepter que le ministère des Travaux publics et des Transports soit confié au Hezbollah, qui a accepté de renoncer à la Santé en faveur de celui-là, autrement plus stratégique. Washington, qui avait imposé en septembre dernier des sanctions contre l’ancien ministre des Travaux, Youssef Fenianos (Marada), pour cause de corruption, lui avait d’ailleurs notamment reproché, dans l’exposé des motifs de sa décision, d’avoir « profité de son poste et trempé dans des affaires de corruption pour fournir un soutien matériel au Hezbollah ». L’une des raisons pour lesquelles la formation chiite tient à avoir ce portefeuille est justement liée à ces sanctions mais elle s’inscrit plutôt, selon des sources proches du parti, dans une logique de riposte aux pressions américaines et de réhabilitation de la dignité de ses alliés. Des considérations qui importent peu aux États-Unis – à part peut-être la première – lesquels sont soucieux de rogner les ailes du Hezbollah et de l’empêcher de contourner les sanctions récemment imposées, en profitant de la présence de ses alliés à la tête de ce portefeuille pour maintenir les circuits qui lui permettent de consolider sa puissance militaire et politico-économique au Liban.
Un boycott mortel
Les pays du Golfe, qui continuent de bouder le pays du Cèdre, sont dans le même état d’esprit que Washington. Ils considèrent que l’aéroport, plus particulièrement, est noyauté par le Hezbollah et se joignent ainsi aux pays occidentaux qui réclament depuis des années la mise en place d’un comité de régulation de l’aviation civile. D’autant que de nombreux rapports envoyés par l’Association internationale du transport aérien (IATA) ainsi que par des diplomaties occidentales sont parvenus à la direction générale de l’aviation civile ainsi qu’à la commission parlementaire des Travaux publics et des Transports au sujet de l’état de sécurité à l’aéroport de Beyrouth, selon des sources de la DG de l’aviation civile et de la commission parlementaire. Celle-ci s’était sérieusement penchée sur le dossier sans pouvoir imposer l’application du plan qu’elle avait proposé pour répondre aux exigences internationales, en raison de blocages politiques, rapportent des sources au sein de la commission.
Si l’affaire du portefeuille des TP et des Transports n’est donc pas réglée en amont, le Liban risque gros. En d’autres termes, au cas où ce ministère serait confié à un proche du Hezbollah, de nombreuses compagnies aériennes pourraient boycotter l’AIB, ce qui accentuerait l’isolement du pays et la crise économique et financière dans laquelle il continue de s’enfoncer. Même si pour l’heure, Beyrouth tente de minimiser l’importance de ce point, en misant sur la présence de deux tendances qui se dégagent à Washington, par rapport au dossier gouvernemental : la première, officielle, est catégoriquement hostile à la présence du Hezbollah au sein du gouvernement et la seconde, plus pragmatique, préconise seulement un boycott des ministères qui seraient dirigés par des proches du parti chiite. Sauf que, pratiquement, quelle que soit la tendance qui va l’emporter, les conséquences, sur le terrain, seront les mêmes. À supposer aussi que Washington décide, avec la nouvelle administration de Joe Biden, d’adopter une politique plus soft à l’égard du Liban, ce qui reste totalement hypothétique, les pays arabes demeurent déterminés à ne pas lâcher du lest et à priver le pays de toute aide, confie-t-on de sources diplomatiques arabes.
Un paramètre économique de taille
Du point de vue international et arabe, la problématique des Travaux publics et des Transports ne se limite cependant pas au volet politico-sécuritaire. Un nouveau paramètre est en effet entré en jeu depuis le 4 août dernier avec la double explosion dévastatrice au port de Beyrouth – aujourd’hui au centre d’une réflexion libano-internationale sur la reconstruction des installations portuaires – et l’émergence ainsi d’un nouveau centre d’intérêt économique qui dépasse les frontières nationales. Plusieurs pays, dont la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et les États-Unis, pour ne citer que ceux-là, ont déjà plus ou moins indirectement manifesté leur intérêt dans ce projet d’envergure. Il est important de rappeler que parmi les pays intéressés par la reconstruction du port sur le mode du BOT (Build, Operate and Transfer), certains ont inscrit le Hezbollah sur leur liste des organisations terroristes et refusent donc le principe même de pourparlers avec un de ses proches. De source diplomatique, on indique que l’attention du Premier ministre désigné a déjà été attirée sur ce point et qu’il aurait répondu en évoquant une possible privatisation du projet de reconstruction. Or, il semble, selon les mêmes sources, que cette perspective ne peut pas constituer de solution, parce que quelle que soit la décision qui sera prise au sujet du port, la signature du ministre est incontournable. Sa participation aux négociations aussi.
Confier un projet d’une telle envergure à une puissance de l’Est, conformément aux vœux du chef du Hezbollah, qui avait préconisé il y a quelques mois une coopération soutenue avec la Russie et la Chine, pour tenter de contourner les pressions occidentales sur le Liban, n’est pas non plus une solution. Et pour cause : les États-Unis et leurs alliés européens ne laisseront pas le pays glisser dans cette direction. D’aucuns vont même jusqu’à avancer que l’Allemagne – qui a manifesté depuis l’année dernière un intérêt soutenu pour aider le Liban à se remettre sur pied et où une étude « stratégique » sur la reconstruction du port a déjà été établie – pourrait exercer des pressions sur ses partenaires européens pour empêcher le pays de s’orienter vers l’est. L’étude, rendue publique le 30 novembre dernier, avait été élaborée conjointement par le Hamburg Port Consulting (HPC, qui coopère depuis une vingtaine d’années avec la direction du port de Beyrouth) et le bureau international de Consulting Roland Berger, établi à Munich. La France aussi, engagée à fond dans un processus d’aide au Liban, se tient prête pour s’investir dans la reconstruction du port. Lors de ses deux visites au Liban en août et en septembre derniers, le président Emmanuel Macron était accompagné entre autres de l’homme d’affaires franco-libanais Rodolphe Saadé, président de CMA-CGM, l’un des géants mondiaux du transport maritime.
Autant de paramètres qui compliquent davantage la mission du Premier ministre désigné.
commentaires (11)
Je félicite tous les commentateurs assidus de cette plateforme. Ils ont un courage, voire un entêtement louables Les événements laissent sans voix, tellement ils sont répétitifs et éculés. Mais je vous comprends chers collègues: c’est peut-être notre soupape de sécurité que de clamer notre profond dégoût pour cette engeance politico-mafieuse. Don Corleone a changé de residence. Le soleil libanais est plus clément que celui de Sicile.
Citoyen Lambda
16 h 31, le 15 décembre 2020