Depuis qu’il s’est retranché dans l’immense quartier général du parti des Forces libanaises, à Meerab (Kesrouan), en 2007, Samir Geagea ne se déplace presque plus. Ceux qui veulent le rencontrer, y compris les diplomates, sont contraints d’emprunter le chemin sinueux qui mène à sa résidence forestière perchée sur une colline boisée à 950 mètres d’altitude. Justifié par des raisons sécuritaires, mais aussi par son amour pour la nature et les régions éloignées, cet ermitage renforce son côté mystique, qui l’accompagne depuis des décennies. Un pli probablement accentué par ses onze années de réclusion qui lui ont permis de se plonger dans la lecture et la méditation. Le leader des Forces libanaises bénéficie ainsi d’un cadre privilégié pour penser le monde. Mais qui peut s’avérer au contraire handicapant lorsqu’on a l’ambition de vouloir le changer. Encore plus lorsque l’on veut incarner l’opposition au pouvoir et surfer sur l’élan révolutionnaire qui secoue le pays. « Samir Geagea est coupé de la société. Il est loin de la modernité et de la cité où est née la révolution », décrypte un analyste politique qui l’a côtoyé de près. C’est tout le paradoxe actuel des FL. Sans renier ce qu’il est, le parti a considéré la révolution comme un moment charnière, opérant depuis un virage pour tenter de se refaire une virginité politique.
Depuis qu’il s’est brouillé avec plusieurs de ses anciens alliés, à leur tête Saad Hariri, et de ses partenaires obligés, à l’instar de Michel Aoun, pour des raisons de vision politique mais aussi de partage du pouvoir, Samir Geagea a décidé de se replier dans l’opposition. Aux prémices de la révolte du 17 octobre, son parti a pris fait et cause pour ce mouvement, s’est identifié à certains de ses slogans et a endossé ses revendications. Sans le clamer sur tous les toits, il a autorisé sa base à prendre part aux différents regroupements de contestation à Beyrouth et dans les régions, au point d’être accusé par ses adversaires d’avoir fomenté le mouvement. Certes, les FL sont loin d’être la seule formation à avoir tenté de récupérer à son avantage la révolte libanaise. Mais ce sont ceux qui sont allés le plus loin dans cette logique – à l’exception des Kataëb qui avaient déjà pris ce virage depuis des années – en sortant du jeu politique traditionnel. À l’instar du parti de Samy Gemayel, les FL ont refusé de nommer Saad Hariri lors des dernières consultations parlementaires pour désigner un Premier ministre, lui préférant Nawaf Salam, le candidat plébiscité par une bonne partie du mouvement de contestation.
L’opération séduction est toutefois loin de faire l’unanimité auprès des révolutionnaires. Comment un parti intrinsèquement communautaire peut-il représenter un mouvement dont l’un des slogans forts était la sortie du confessionnalisme ? Comment une formation politique d’essence milicienne peut-elle répondre aux aspirations d’une jeunesse qui veut en finir avec le spectre de la guerre civile ? « Entre les FL et nous, ce sont deux terrains de jeu absolument irréconciliables », résume Zeina Hélou, activiste et chercheuse politique. Une large fraction de la jeunesse révolutionnaire, qui s’est égosillée à répéter le célèbre slogan Kellon Yaani Kellon (Tous, cela veut dire tous), considère les FL comme une composante inhérente au système politique décrié.
Le passé du parti est à la fois sa principale force et sa principale faiblesse. Il le condamne auprès d’une partie de la population qui réclame une rupture radicale, mais il lui permet de se présenter comme le recours le plus solide auprès de larges pans de la rue chrétienne.
Les FL marchaient ainsi main dans la main avec les révolutionnaires à Achrafieh, à Jal el-Dib et à Zouk où les partisans et sympathisants du parti chrétien se sentaient chez eux et dictaient même le rythme et les règles du jeu. « Ils ont servi la révolution d’un point de vue numérique et logistique », avance Ghassan Saoud, activiste et journaliste indépendant. Lorsque les FL se sont retirées de la rue un mois après le début de la révolution, suite à la demande conjointe du patriarche maronite Béchara Raï et du président de la République, l’essoufflement du mouvement dans ces régions s’est fait ressentir.
Les FL, parti révolutionnaire ? « Nous avons tracé le chemin qui a pavé la voie à la révolution », affirme le porte-parole du parti, Charles Jabbour, qui considère que sa formation avait commencé à se ranger dans l’opposition bien avant la démission de Saad Hariri, fin octobre 2019, et contestait déjà haut et fort plusieurs dossiers problématiques et suspects avant que n’éclate la colère populaire. « Les FL ont avalisé dès le début la requête principale des contestataires, à savoir un gouvernement de spécialistes indépendants », rappelle-t-il.
Entre la formation extrêmement structurée et organisée et le mouvement de contestation spontané, il semble y avoir un monde. Au niveau de la rhétorique surtout, quand la jeunesse parle le langage des nouveaux mouvements sociaux alors que le parti chrétien assume un discours qui a assez peu évolué au cours des dernières décennies. « Samir Geagea me rappelle la télévision en noir et blanc. Il ne saisit pas la nouvelle dynamique de la jeunesse », décrit l’analyste précité.
Le parti bénéficie pourtant, dans la période récente, d’une image plus positive que les autres formations traditionnelles. Il est considéré comme plus « propre », en matière de corruption et de clientélisme. La formation a été longtemps éloignée du pouvoir et n’y a participé que récemment tout en étant mise à l’écart des grands partages du gâteau. Lorsqu’elle a participé au gouvernement d’union nationale, elle s’est fait représenter par des ministres technocrates qui jouissaient d’une bonne réputation. « Samir Geagea n’est pas un antisystème. C’est toutefois un réformateur. On le voit bien aux choix de ses ministres », commente l’analyste politique cité plus haut.
« Les FL ont échoué dans leur mission »
Samir Geagea a été relativement épargné par la rue durant les mouvements de contestation, en comparaison au chef du CPL Gebran Bassil ou au président du Parlement Nabih Berry. Mais il part avec une longueur de retard par rapport au leader des Kataëb, Samy Gemayel, dont la stratégie est très proche, dans son entreprise de réhabilitation politique. Beaucoup reprochent en effet aux FL d’avoir fait le pari du compromis présidentiel et de la politique politicienne tant que cela était dans leur intérêt. « Les FL ont donné un quitus aux corrompus au lieu de leur faire face et de combattre le fléau », commente Zeina Hélou. « Les FL ont échoué dans leur mission, tout simplement parce que l’intérêt du parti était prioritaire et passait avant l’intérêt collectif des Libanais », renchérit Hicham Bou Ghannam, responsable du groupe de contestation de Jal el-Dib. Il leur en veut notamment d’avoir refusé de démissionner du Parlement au lendemain de l’explosion du port, le 4 août dernier, à l’instar des huit députés indépendants et Kataëb qui ont rendu leur tablier.
Mais c’est surtout leur contribution à l’élection de Michel Aoun à la présidence de la République qui suscite les critiques. Samir Geagea avait fait le choix de se réconcilier avec son adversaire historique en janvier 2016, offrant à ce dernier un tremplin considérable pour accéder à Baabda.
« Si le camp du 14 Mars était resté attaché à la candidature de Samir Geagea, les FL n’auraient pas été contraintes d’en arriver là et d’avaliser le compromis », défend Charles Jabbour, avant de rappeler que le contexte régional n’y était pas non plus propice. Le choix d’avaliser le compromis présidentiel devait être en principe compensé – certains diront récompensé – par l’accord de Meerab conclu entre le CPL et les FL, mais dont ces dernières sont sorties, au final, les mains presque vides. « C’est un accord crapuleux basé uniquement sur le partage du gâteau et sur le népotisme, c’est-à-dire tout ce que la thaoura a rejeté. Cette entente a fini par pousser les FL à intégrer la culture des aounistes, celle des transactions », commente un analyste politique proche des Kataëb. « Un accord comme celui de Meerab ne peut pas se faire oublier facilement par ceux qui souhaitent un changement total de la classe politique et du système », ajoute Karim Émile Bitar, directeur de l’institut de sciences politiques à l’USJ.
Si les FL auront du mal à incarner la rupture, ils ont d’autres cartes à jouer pour attirer une partie de la rue révolutionnaire. Sur la scène politique, leur marque déposée reste, sans aucun doute, leur opposition au Hezbollah et à son arsenal et leur rhétorique concomitante en faveur de l’État de droit et de la défense de la souveraineté du pays. Ils peuvent se targuer d’avoir été constants dans leurs prises de position politiques et leur opposition à l’axe syro-iranien. Un moyen de répondre aux aspirations souverainistes de la rue. Ancien ministre du Travail proche des FL, Camille Abou Sleiman pousse la logique encore plus loin et parle de « convergence d’intérêts et d’objectifs » entre le mouvement de contestation et les Forces libanaises. « Les deux parties sont appelées à combattre un double fléau : celui de la corruption et celui de l’axe iranien avec son pendant libanais, le Hezbollah », dit l’ancien ministre, qui appelle à une union en ce sens.
« En captant les déçus du aounisme »
Si les FL ne peuvent pas compter sur les « laïcs » purs et durs du mouvement de contestation, encore moins sur une partie de la rue chiite dont le cœur continue de battre pour la « résistance » incarnée selon eux par le Hezbollah, elles peuvent tabler sur tous ceux qui considèrent que le parti de Dieu est la principale raison du naufrage libanais. La rue chrétienne, y compris une partie des ex-aounistes, semble de plus en plus sensible à ce discours, alors que les révolutionnaires, dans leur ensemble, étaient beaucoup plus divisés sur cette question. « Ce n’est pas à travers le public de la révolution que les FL vont parvenir à obtenir leur retour en grâce, mais en captant les déçus du aounisme qui ne sont pas entièrement acquis à la cause révolutionnaire », analyse Karim Émile Bitar.
En faisant de la lutte contre le Hezbollah leur principal carte politique, les FL n’hésitent pas à mettre en avant leur dimension milicienne, comme lors de leur parade d’aspect militaire – mais sans armes – organisée à Gemmayzé le 14 septembre dernier à l’occasion de l’anniversaire de l’assassinat de l’ancien président élu Bachir Gemayel. Un spectacle qui rappelait par certains aspects les défilés du parti chiite dans la banlieue sud. « Pour nous, les FL et le Hezbollah sont les deux faces d’une même pièce de monnaie », affirme Zeina Hélou qui considère que les deux partis ont les mêmes méthodes. « Tant mieux », rétorque un cadre proche du parti chrétien qui se réjouit à l’idée que les FL peuvent intimider un tant soit peu et faire un étalage de leur force face au tandem chiite qui, dit-il, « a pris le pays en otage ».
Alors que la milice chiite entretient une relation organique avec l’Iran, les Forces libanaises sont aujourd’hui les principales alliées de l’Arabie saoudite sur la scène libanaise, au point que certains révolutionnaires font un parallèle entre les deux logiques. De nombreuses rumeurs prétendent que Riyad finance le parti, sans qu’aucune information sérieuse ne vienne pour l’instant les étayer. « C’est complètement faux », affirme Charles Jabbour, qui assure que le parti est financé « par des hommes d’affaires et sympathisants fortunés qui croient en la cause défendue par leur chef ». « Depuis 2009, plus aucun dollar n’a été déboursé par les Saoudiens au camp du 14 Mars. Si à ce jour Samir Geagea reste l’interlocuteur (favori) de l’Arabie saoudite et des États-Unis, c’est parce qu’il est respecté pour ses principes inchangés et sa constance en politique », se défend M. Jabbour.
Révolutionnaires et traditionalistes, défendant la mise en place d’un État moderne tout en assumant leur dimension chrétienne et conservatrice, les FL cherchent à jouer sur les deux tableaux à la fois. Cela leur a plutôt réussi pendant le soulèvement libanais. Et cela pourrait fonctionner encore mieux par la suite alors que les révolutionnaires du 17 octobre 2019 peinent à s’organiser politiquement. Encore plus si la question du Hezbollah redevient le principal point de clivage. Au point que beaucoup d’analystes politiques considèrent aujourd’hui que le parti de Samir Geagea sortirait renforcé en cas d’élections législatives anticipées.
commentaires (14)
Les deux parties sont appelées à combattre un double fléau : celui de la corruption et celui de l’axe iranien avec son pendant libanais, le Hezbollah », dit l’ancien ministre, qui appelle à une union en ce sens. Que Mme Zeina Hélou nous excusent mais sa manière de faire fine bouche pour accepter des libanais qui ont les mêmes principes et le même but qui est de sauver le libanais des vendus n’est pas une bonne stratégie. Nous avons besoin de tous les libanais pour grossir les rangs des révolutionnaires car on ne fait pas une insurrection avec deux pelés et trois tondus qui ont différentes motivations alors que la principale motivation serait de sauver le pays des griffes des vendus. Tout le reste n’est que poudre aux yeux. L’union fait la force mettez vous bien ça en tête Madame.
Sissi zayyat
10 h 43, le 16 décembre 2020