Critiques littéraires Roman

Confession d'un corps

Confession d'un corps

D.R.

«Je n’appelle pas les souvenirs pour vivre dans le passé, mais pour communiquer avec mon corps. » Ce que ne manque jamais de retenir le lecteur de Alawiya Soboh en refermant ses livres, ce sont d’abord ses somptueux aphorismes. Lauréate du prix Sultan Qaboos, sélectionnée pour le Booker arabe et même titulaire d’un prix à son nom adressé aux chercheurs autour de son œuvre à l’université Abdelmalek Essaâdi de Tétouan, l’écrivaine et traductrice livre avec An Taʽchaq al-hayat un roman introspectif, à la croisée du poème et de l’essai, sur la féminité et le rapport au corps.

« Aimer la vie », traduction rapide d’un titre à la fois pronominal et impersonnel, est en quelque sorte la confession d’un corps. Celui d’une danseuse empêtrée tout au long de son enfance dans les traditions arabes et orientales protégées par une mère qui va jusqu’à entraver les seins de ses filles pour les soustraire à l’« impureté » et en tous cas à la concupiscence des hommes. Ce corps qu’il lui a fallu paradoxalement soumettre et martyriser pour le libérer de sa rigidité monolithique et multiplier sa présence, pour lui autoriser des écarts et des mouvements qui ne lui étaient pas naturels, pour le transformer en écriture et lui donner le pouvoir de rendre la musique visible, ce corps est tout à coup atteint d’un mal qui le fige.

En un long monologue qui vient comme compenser l’impossibilité du mouvement, Basma, dont le nom signifie « sourire », se confie pour tenter de démêler l’écheveau de contraintes et de chagrins qui entrave son corps à l’insu de celui-ci. Un processus thérapeutique à travers lequel elle extrait non sans douleur les fils serrés de tous les nœuds, l’un après l’autre, quitte à le faire avec les dents sinon avec les ongles, quitte à les écraser. L’enfance remonte avec les guerres et les deuils, le suicide du père, la perte de Youssef le tant aimé, peintre qui éclaboussait de ses couleurs une vie en noir et blanc.

Son corps, elle va le traiter comme un enfant intraitable, elle en fait le serment dès les premiers chapitres : « Je le ramènerai à moi et je reviendrai à lui par la force de mon désir de danser à nouveau. Je le ferai, quitte à mourir au prix d’une dernière danse. »

Les lecteurs de Alawiya Soboh sont familiers de la crudité de son écriture. Rarement auteure, arabe qui plus est, aura à ce point châtié non pas le langage mais les bienséances qui en étouffent la résonnance. Au milieu de métaphores grandioses, seuls les mots du corps vont s’égrener sans faux-fuyants. Un chat est un chat et son féminin de même. Dans le gynécée de son enfance, la narratrice se souvient du souhait de sa grand-mère d’avoir été créée sans « trou », sans cette béance d’où viennent aux femmes d’Orient (d’ailleurs aussi) tous leurs malheurs. Elle se souvient de l’anathème des règles, ce sang de vie pourtant, auquel sont attribuées toutes sortes de malédictions. Naître femme, au final, c’est se voir dénier, par les femmes elles-mêmes qui plus est, chaque attribut de son corps alors qu’en parallèle, tout attribut masculin est glorifié.

Sur son lit de souffrance, que ce soit chez elle ou à l’hôpital, Basma s’évade en rêve, survole des champs et des forêts, livre des danses inouïes que des spectateurs imaginaires célèbrent debout, eux-mêmes habités de beauté, eux-mêmes libérés en chaque fibre de leur propre corps par une glorieuse contagion.

Que danse-t-il ce corps malade secoué de spasmes qui ne ressemblent plus à rien ? Le père amputé, ses jambes dévorées de gangrène, le diabète ayant rajouté une couche aux blessures creusées par les shrapnels d’un obus qui s’est écrasé sur la maison. Les malheurs arrivent en escadrilles comme chacun sait. Elle danse les villes mortes, les villes labourées par le déchaînement des haines et des passions désordonnées, cette région du Moyen-Orient désertée par la raison.

Que danse-t-il ce corps désordonné et la connaîtra-t-il, au moins une fois, cette dernière danse ? « Aimer la vie » c’est aussi domestiquer la mort. On lira ce bel ouvrage comme un cheminement initiatique vers quelque chose qui ressemble à une réconciliation.


An Taʽchaq al-hayat (Aimer la vie) de Alawiya Soboh, Dar al-Adab, 2020, 352 p.

«Je n’appelle pas les souvenirs pour vivre dans le passé, mais pour communiquer avec mon corps. » Ce que ne manque jamais de retenir le lecteur de Alawiya Soboh en refermant ses livres, ce sont d’abord ses somptueux aphorismes. Lauréate du prix Sultan Qaboos, sélectionnée pour le Booker arabe et même titulaire d’un prix à son nom adressé aux chercheurs autour de son œuvre à...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut