Critiques littéraires

La femme dalit se saisit du crayon

Véritable immersion dans la poésie dalit, cette anthologie relate l’expérience, le quotidien et le combat de femmes et d’hommes déterminés à déloger des siècles d’une haine castéiste abjecte qui sévit encore dans l’Inde actuelle.

La femme dalit se saisit du crayon

D.R.

Dalit est un terme d’autodésignation et signifie « opprimé » nous apprend dans sa postface Jiliane Cardey qui a établi et traduit le bel ouvrage Pour une poignée de ciel, Poèmes au nom des femmes dalit. Au sens large, dalit désigne tous les opprimés de la société indienne contemporaine : intouchables (en dépit de l’abolition théorique de l’intouchabilité en 1950), femmes, populations tribales, paysans sans terre… Misère, marginalité, violence, discrimination positive et négative, restent le lot de tant parmi eux encore aujourd’hui.

La littérature dalit, foncièrement militante et forte de ses références culturelles propres, se développe depuis la fin des années cinquante, avec pour genres de prédilection : l’autobiographie, la poésie, le théâtre et la nouvelle. En prenant graduellement son essor, elle met au-devant de la scène celles et ceux qui, non seulement opprimés, laissés-pour-compte, étaient aussi les invisibles de la littérature, seulement évoqués pour être moqués.

Je l’ai vue plusieurs fois « La femme dalit/ N’est pas celle/ Dont on brise les statues/ Qu’on conspue/ Dans les assemblées/ Qu’on prend à son service après des machinations/ Sociales, économiques et politiques/ La femme dalit/ N’est pas une/ Fille ou une épouse de Brahma./ (…) Que la femme dalit/ Ait été ouvrière journalière ou cheffe de la province/ Quand donc changea/ L’opinion de ta société à son égard ?/ Dans les très hautes herbes elle a droit à/ Ces violeurs-prédateurs/ Si elle est éduquée, elle y a droit en classe/ Lorsque la louve prédatrice elle aussi/ Sent/ L’odeur de la femme dalit, ses/ Dents pointues se mettent à la démanger violemment/ (…) Incarnant la tradition séculaire de sa lignée,/ Elle fond sur la femme dalit dès qu’elle l’aperçoit/ Et en la déchiquetant se met à dévorer son identité/ (…) Je l’ai vue/ De la maison à la route/ Cassant des pierres/ Maniant la pelle/ Veillant sur ses enfants à allaiter au sommet des gravillons et des cailloux/ (…) J’ai vu/ L’inscription gravée sur ses yeux vitreux/ Il y a comme une question sans réponse/ Mais nulle requête/ Auprès de la société civilisée du XXIe siècle/ Pour de la nourriture, des habits, une maison/ Comme si sa dernière volonté/ Était, en tant qu’humaine, de la compassion et du respect. » Kavitā Nandan

Cette anthologie poétique bilingue (hindī et français) patiemment élaborée et traduite par J. Cardey est une première. Si quelques poèmes, récits de vie et journaux intimes sont parus dans leur traduction française dans les années quatre-vingt, puis un recueil de nouvelles en 2018, la littérature dalit demeure méconnue en France et en langue française. Ainsi, en 2020, les éditions Bruno Doucey ont donné à lire, à travers plusieurs publications, la voix de femmes poètes célèbres, maudites, ignorées ou mésestimées. À côté de Pour une poignée de ciel, citons notamment Le Tournesol est la fleur du Rom ; Beat attitude, Femmes poètes de la Beat Generation ; Elles sont au service.

Pour une poignée de ciel s’appuie sur une anthologie de poèmes en langue hindī établie par la poète et militante Anitā Bhārtī et par Bajrang Bihārī Tivārī. Parue à Delhi en 2013, elle comprend soixante-cinq auteurs, femmes et hommes issus de toutes les castes et les catégories sociales, sans relever exclusivement des communautés dalit ou ādīvāsī (populations tribales). Jiliane Cardey en a retenu 61 poèmes de 34 poètes contemporains dont 15 femmes et 19 hommes. Ces poètes des quatre coins de l’Inde ont en commun une poésie engagée mue par une volonté de transformation sociale et d’équité.

Ta suffocation « Voilà, ce vent est venu t’effleurer/ Ce vent qui m’avait touchée en passant/ À présent que se passera-t-il, comment s’arrêtera-t-il ce vent/ Comment pourras-tu respirer ici/ Ici où, moi aussi, je respire/ Le nuage, comment l’arrêteras-tu/ Celui qui, chez moi se chargeant d’eau/ Sur toi vient la déverser/ Eh toi tu ne feras que suffoquer/ Désormais jusqu’où t’abriteras-tu/ De toi, je ne demande nulle certitude/ Moi, je suis complète en moi-même/ Dans mon existence sont inclus/ La Terre, le ciel, les étoiles, le printemps/ Continue donc à te protéger d’eux/ Tous viennent en passant par ma cour intérieure. » Taruśhikha

« Les textes de cette anthologie sont enracinés dans l’expérience profonde, personnelle (swānubhūti) des auteurs. Mais ils tendent à une dimension universelle via la compassion, l’empathie (sahānubhūti) du lecteur (…) » relève Cardey. Les poèmes des cinq parties thématiques de l’ouvrage, portent des allusions au système de castes, à l’hindouisme, au quotidien, et à plusieurs faits divers, violences de caste et scandales politiques des dernières années en Inde. L’anthologie s’enrichit de Notes présentées en fin d’ouvrage. Ce glossaire détaillé de termes spécifiques apparaissant dans les poèmes, offre de précieux repères sémantiques et socioculturels.

Dans le souci de retranscrire au mieux la prosodie du texte original, Jiliane Cardey évoque l’attention donnée au choix de la ponctuation et de la syntaxe dans la version traduite en français. Toutefois, en dépit de cette vigilance, et peut-être du fait de différences fondamentales existant entre le français et le hindī, langue alphasyllabaire, polysémique et phonétique, certains parmi les poèmes traduits, peinent à jouer leur musique et à déployer leur univers. Ils restent cantonnés à leur dimension militante dans une expressivité cathartique qui n’accède pas toujours au poème.

Humiliations, agressions, violences meurtrières, exploitation de l’autre ; les poèmes de cette anthologie racontent la persistance d’une haine fratricide où l’opposition entre pureté et souillure s’insinue dans les moindres détails de la vie de tous les jours et dans l’organisation de toute une société. Le temps semble figé dans les mentalités et l’accès aux droits les plus basiques de l’être humain reste interdit à tant de personnes dont la dignité est piétinée et la vie tissée de souffrances. La situation des femmes est fortement symbolique de la double peine : naître femme et être issue d’une caste inférieure engendre une cascade d’injustices face à laquelle la poésie se dresse.

Le crayon « Ta géographie/ Tes mathématiques/ Tes manières affectées/ Et ta grandiloquence/ Absolument tout, sera réduit à néant/ Car, maintenant/ La femme dalit/ S’est saisie du crayon. » Sudhīr Sāgar

Les poèmes de Pour une poignée de ciel ont une dimension double de monologue intérieur auto-étayant et de discours de rébellion adressé à une personne spécifique et/ou la société. Leur veine narrative, descriptive et discursive, révèle une parole profondément libératrice. Les poètes, un crayon entre les doigts, font résonner leurs voix là où la société les contraint à la manipulation du déchet auquel elle les assimile – excréments, bouse de vache, boue. Forts d’un cri de révolte ou d’un chant d’amour et de gratitude, ces poèmes de l’oralité signent la reconquête du statut du sujet par l’exercice affranchi de la parole et s’inscrivent comme autant de litanies de guérison.

Père est une maman, lui aussi « Dans les yeux de Papa/ J’ai vu/ Le visage de ma Maman/ Papa est Maman, voilà ce que je ressentis/ Maman mourut/ Tout en m’enseignant l’alphabet/ Et Papa prit/ La place de Maman/ Qui était aussi celle du chagrin/ (…)/ Ma langue s’interrompt/ En appelant ‘manque’/ Le manque de Maman/ Au-delà des gestes d’un père/ Tout comme une maman/ Papa m’a appris/ À me lever, à m’asseoir/ À lire, à écrire/ À coudre, à tricoter/ À cuisiner/ À vivre, à endurer/ (…) Il me baignait en me frottant fort/ Il tressait mes nattes/ Après avoir huilé mes cheveux/ (…) Je réussissais/ Papa avait l’impression/ Que c’était lui qui avait réussi aux examens/ Il distribuait des sucreries/ Il se réjouissait/ Dans ses yeux brillait/ Un amour semblable à celui d’une mère/ En Père aujourd’hui encore/ Maman me semble contenue/ Père est une maman, lui aussi. » Rajat Raānī Mīnū

Pour une poignée de ciel, Poèmes au nom des femmes dalit, anthologie établie et traduite par Jiliane Cardey, éditions Bruno Doucey, 2020, 272 p.

Dalit est un terme d’autodésignation et signifie « opprimé » nous apprend dans sa postface Jiliane Cardey qui a établi et traduit le bel ouvrage Pour une poignée de ciel, Poèmes au nom des femmes dalit. Au sens large, dalit désigne tous les opprimés de la société indienne contemporaine : intouchables (en dépit de l’abolition théorique de l’intouchabilité en 1950),...

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