Dans toute l’histoire contemporaine du Liban, depuis l’indépendance de 1943, aucun président de la République n’a bénéficié de chances de réussite aussi élevées que Michel Aoun. L’actuel locataire de Baabda avait, d’emblée, à son crédit une très large assise populaire et un puissant parti politique. Il pouvait compter sur la coopération et le soutien indéfectible d’un important groupe parlementaire à la Chambre et, comme corollaire, une bonne partie des ministres des gouvernements successifs lui étaient acquis. Et cerise sur le gâteau, il avait au départ l’appui du plus grand parti du pays (le Hezbollah) et de l’une des deux plus fortes formations chrétiennes (les Forces libanaises) après son propre parti, sans compter l’accord conclu avant son élection avec la composante sunnite (le courant du Futur).
Aucun président de la République de la période postindépendance n’a détenu autant de cartes à la fois. Et pourtant, aucun chef d’État n’a connu durant son mandat un effondrement aussi généralisé et total, sur tous les plans, institutionnel, politique, économique, financier, sécuritaire, social, environnemental, moral, et – surtout – de l’ensemble des services publics. Un tour de force ! Cette tragédie vécue aujourd’hui par les Libanais peut se résumer en une formule : le sabotage systématique (et sans doute savamment orchestré) de l’autorité de l’État central, dont il est devenu vital de cerner la cause et les responsables.
Le plus facile serait de se laisser emporter par les slogans populistes et réducteurs et d’attribuer uniquement cette débâcle globale à « la corruption, la négligence et le manque de prévoyance ». Certes, une bonne partie des principaux pôles du pouvoir s’est rendue coupable ces dernières années d’une inqualifiable et criminelle « non-gouvernance ». Mais ce facteur ne saurait expliquer à lui seul toute l’ampleur et la dimension du désastre, d’autant que la corruption et le clientélisme ont constamment marqué, depuis des lustres, la vie politique de ce pays.
D’aucuns pourraient incriminer la nature du système institutionnel en place, plus spécifiquement ce qu’il est convenu d’appeler par abus de langage « le confessionnalisme », ou le partage du pouvoir sur une base communautaire. Cet argument cache mal toutefois une certaine cécité politique du fait que le communautarisme au Liban est une réalité sociétale profondément enracinée dans le tissu social libanais et qui remonte au moins au XIXe siècle, de sorte que le problème de fond réside non pas dans la nature ou l’essence du système communautaire, mais dans sa gestion et dans la mentalité fromagiste de ceux qui détiennent, et ceux qui détenaient bien avant la guerre libanaise, les rênes du pouvoir. Si les facteurs traditionnels liés à la corruption, au clientélisme, aux failles du système ou aussi aux ego personnels ne peuvent expliquer à eux seuls l’amplitude du séisme actuel, c’est qu’il existe un paramètre nouveau, extérieur au jeu usuel, qui a démesurément amplifié les effets destructeurs de la non-gouvernance. Dans le contexte présent, il n’est pas difficile d’avancer que ce paramètre intrus n’est autre que le Hezbollah dont le projet politique et le positionnement transnational ont neutralisé de façon insidieuse les nombreux atouts de Michel Aoun et faussé entièrement la donne sur la scène locale. Comment pouvait-il en être autrement lorsque la formation ancrée aux pasdaran iraniens n’avait d’autre choix que de ronger l’autorité du chef de l’État, torpiller le pouvoir central, prendre le pays en otage et l’isoler de surcroît de la communauté internationale afin d’avoir le champ libre pour faire prévaloir ses options géostratégiques et la raison d’État iranienne dans le cadre du bras de fer avec les États-Unis, l’Union européenne et les pays du Golfe ? Dans une interview qu’il avait accordée en janvier 2018 à un hebdomadaire local, Gebran Bassil déplorait que « l’une des clauses essentielles » du document d’entente signé avec le Hezbollah, « en l’occurrence l’édification de l’État », n’était pas appliquée (par le parti pro-iranien) « sous prétexte de considérations en rapport avec la politique étrangère ». Aujourd’hui, il ne suffit plus d’établir un tel pronostic sans en tirer les conclusions pratiques et concrètes, à savoir refuser fermement et sans détour que le pays continue d’être pris de la sorte en otage. Car bien au-delà de tout calcul politique, ou pire encore politicien, ce sont les spécificités, le pluralisme et le visage libéral du Liban, son ouverture sur le monde, qui sont plus que jamais en jeu.
commentaires (9)
Amin Gemayel avait eu toutes les chances aussi...
Danielle Kerbage
15 h 47, le 18 novembre 2020