Critiques littéraires

Vous avez dit Louise Glück ? Trouble et somptuosité pour ce Nobel de littérature 2020

Pour sa 113e édition, le Nobel de littérature frappe fort en récompensant une femme poète américaine inconnue, ou presque. Ce choix porte bien de motivations au-delà desquelles résonnent la fonction clandestine de la poésie et la beauté troublante des écrits de Glück, surtout par temps tapageurs et obscurs.

Vous avez dit Louise Glück ? Trouble et somptuosité pour ce Nobel de littérature 2020

Louise Glück en 1977. D.R.

Suite à l’annonce du Prix Nobel de littérature 2020 le 8 octobre dernier, les recherches en ligne avec pour mots-clés « Louise Glück » se sont multipliées ; et rapidement vint la profusion d’articles, souvent portés sur la discussion du choix de la lauréate plutôt que sur la richesse de son œuvre. Et pour cause : Le nom de Louise Glück ne figurait pas parmi les favoris de ce cru, les spéculations à ce sujet ayant été nombreuses et basées sur la dimension politique incontournable du prix et sur les controverses suscitées par le choix des nobélisés des dernières années. À l’exception de quelques connaisseurs de la poésie contemporaine made in USA, le grand public n’avait pas encore entendu parler de Louise Glück. Le bref commentaire accompagnant traditionnellement le prix fut ainsi précieux pour présenter cette « voix poétique distinctive et unique (unmistakable) qui, avec sa beauté austère, rend l’existence individuelle universelle ».

Parodos- « Il y a longtemps, j’ai été blessée./ J’ai appris/ À exister, en réaction,/ hors de portée/ du monde : Je vais vous dire/ ce que j’ai voulu être –/un dispositif qui écoute./ Pas inerte : immobile. / Un morceau de bois. Une pierre. (…) »

« Je suis attirée par l’ellipse, le non-dit, la suggestion, le silence éloquent et délibéré. Le non-dit, pour moi, exige un grand pouvoir : souvent je souhaite qu’un poème entier puisse être écrit dans ce vocabulaire. Dans une analogie avec le non-visible (…) », confie Louise Glück. Admiratrice de G. Oppen, T.S. Eliot, Rilke, E. Dickinson, ou encore de Berryman, Glück se caractérise poétiquement par un ton factuel, déclaratif, distancié et bref, et de ce fait dénué de sentimentalisme et de fioritures. Peut-être cela explique-t-il qu’on ait qualifié d’austère la beauté de sa plume.

Dans la presse en France, et ce fut généralement le cas dans la presse européenne, les journalistes – dont certains sont également auteurs – furent contraints de constater qu’en plus d’être inconnue comme le sont généralement les poètes, Louise Glück n’a jamais été traduite en français. Il existe seulement quelques écrits confidentiels parus dans des revues spécialisées ainsi qu’une thèse de doctorat sur son œuvre. Née à New York en 1943, Glück a publié douze recueils de poèmes ainsi que deux essais sur la poésie. Seizième femme à recevoir le Nobel de littérature, son écriture avait été saluée par divers prix dont le Pulitzer pour The Wild Iris (1992) et le National Book Award pour Faithful and Virtuous Night (2014). Aucun recueil ne ressemble à l’autre, Glück expérimentant au cours de son parcours diverses contraintes thématiques qui sont autant de sources d’inspiration : allégories pastorales, mythes antiques, introspection familiale, comportement du couple et vie post-couple. Aucun recueil ne ressemble à l’autre et tous sont portés par une voix caractéristique, reconnaissable entre toutes.

Un mythe de dévotion : « Quand Hadès décida qu’il aimait cette fille/ Il construisit pour elle un duplicata de la terre/ Tout pareil, jusqu’à la prairie/ mais avec un lit ajouté./ (…) Progressivement, pensa-t-il, il introduirait la nuit,/ tout d’abord via les ombres de feuilles flottantes./ Puis la lune, puis les étoiles./ Puis plus de lune, plus d’étoiles./ Laisser Perséphone s’y habituer lentement./ Finalement, pensa-t-il, elle trouverait cela réconfortant. / (…) Il rêve, il se demande comment appeler cet endroit/ Tout d’abord il pense : Le Nouvel Enfer. Puis : Le Jardin./ Finalement, il décide de le nommer : La jeunesse féminine de Perséphone./ Une douce lumière se levant sur la prairie plate,/ derrière le lit. Il la prend dans ses bras. / Il veut dire ‘je t’aime, rien ne peut te blesser’./Mais il pense/ c’est un mensonge, alors il dit finalement/ ‘tu es morte, rien ne peut te blesser’/ Ce qui lui semble être/ un début plus prometteur, plus vrai. »

Louise Glück construit son poème et plus généralement un recueil poétique entier, à partir d’un thème-phare. Sur la base d’une architecture cyclique gravitant autour d’un noyau, son poème livre une représentation factuelle d’un aspect du réel. Dans une lecture étonnamment juste de l’œuvre de Glück, Christine Savinel évoque « l’instantané photographique de type kodak, (…) une certaine qualité de planéité, voire de platitude, par un effet d’exactitude pauvre (…) : il y a là juste une sorte d’indication fidèle d’un réel nullement magnifié ». Cette architecture apparente se prolonge dans sa partie souterraine selon une structure de rhizome (au sens de Deleuze et Guattari) : linéaire, multiple, en mouvance et en transformation continues, elle permet de figurer d’insoupçonnées résonances entre des éléments hétérogènes.

Glück écrit en tension entre deux pôles : celui de la vie personnelle – intérieure, familiale, amoureuse – et celui de la nature et de l’univers. Ces deux pôles sont traversés par le champ commun du cycle de la vie et de la mort en perpétuel renouveau, ainsi que marqués du sceau ordinaire de la finitude. En découle une sorte de mise en perspective brute qui situe, et par là redimensionne la vie humaine en ses aléas heureux ou malheureux, dans son rapport à la temporalité. Glück prête-t-elle sa voix aux éléments de la nature et à la mémoire collective ou emprunte-t-elle la leur ? La force de son emploi du ‘je’ à la fois intime, pluriel et hétéroclite, et les motifs anciens explorés dans un miroitement subtil du présent, font coexister en un souffle original, classique et contemporain, conceptuel et tragique.

Le coquelicot rouge- : « La grande chose/ est de ne pas avoir/ d’esprit. Des sentiments :/ Oh, ça, j’en ai ; ils/ me gouvernent. J’ai/ un seigneur au paradis/ nommé soleil, et je m’ouvre/ pour lui, lui montrant/ le feu de mon propre cœur, feu/ telle sa présence./ Que pourrait être pareille gloire/ si ce n’est un cœur ?/ Oh mes frères et sœurs,/ avez-vous une fois été comme moi, il y a longtemps,/ avant d’être humains ?/ Vous êtes/ vous autorisés à vous/ ouvrir une fois, qui jamais ne/ vous ouvrirez à nouveau ? Car en vérité,/ Je parle là/ à votre manière. Je parle/ parce que je suis brisé. »

À partir d’une faille originelle, d’une douleur par essence déjà survenue et toujours là, Glück écrit. Dans un entrelacement à peine suggéré de relations, d’histoires, et de perceptions, rayonne l’intemporalité et l’inéluctable de la perte. Les poèmes de Glück sont ceux de la solitude existentielle. Poèmes de l’impuissance tout comme de son acceptation. La poète témoigne et reconnaît ce qui est. Tout dans nos existences humaines vise essentiellement à oublier la mort, advenue ou à venir. Les climats poétiques de Louise Glück invoquent le néant, la potentialité continue de ne pas être. Le destin est impitoyable et sans faux semblants et l’écriture de la poète essaie d’être à son image. Glück choisit alors d’être chose parmi les choses. Et cela infuse ses vers de spiritualité. Dans un accueil faussement ou partiellement cérébral et analytique des relations humaines et de leur aliénation à l’éphémère, son écriture dégage une énergie méditative.

Vita Nova : « Tu m’as sauvée, tu devrais te souvenir de moi./ Le printemps de l’année ; jeunes hommes achetant des billets pour les ferrys./ Rires, parce que l’air exhale les pommiers en fleurs./ Quand je me suis réveillée, j’ai réalisé que j’étais capable du même sentiment./ Je me souviens de sons comme ça de mon enfance,/ rires sans raison, simplement parce que le monde est beau,/ quelque chose comme ça/ (…) Assurément le printemps m’a été rendu, cette fois/ pas comme un amant, mais un messager de la mort, néanmoins/ c’est encore le printemps, c’est encore voulu tendrement. »

Il y a dans le détachement factuel des poèmes de Glück un désir absolu et violent, une puissance émotionnelle inoubliable, ardus à rendre dans la traduction. Les mots qu’elle dépose sonnent comme une évidence. Y loge une dimension métaphysique. Ce qu’elle affirme sème un doute, une autodérision noire, une ambiguïté et une profondeur qui lui appartiennent. La beauté troublante de sa poésie cherche à demeurer au plus près de celle de l’existant, qui n’a nul besoin du regard ou des mots de l’humain pour être ou ne pas être. Sa poésie a une qualité de l’air. Comme se rappeler que la gorge et le corps sont traversés par le souffle. Temporairement.

*Poèmes et extraits de poèmes traduits par Ritta Baddoura.

Poems: 1962-2012 de Louise Glück, Farrar, Straus and Giroux, 2012.

« Louise Glück : le poème à l’épreuve » par Christine Savinel, dans : Revue française d’études américaines, n°67, La poésie américaine : constructions lyriques, 1996.

Suite à l’annonce du Prix Nobel de littérature 2020 le 8 octobre dernier, les recherches en ligne avec pour mots-clés « Louise Glück » se sont multipliées ; et rapidement vint la profusion d’articles, souvent portés sur la discussion du choix de la lauréate plutôt que sur la richesse de son œuvre. Et pour cause : Le nom de Louise Glück ne figurait pas parmi les...

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