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Moyen-Orient - Disparition

« Fisk d’Arabie » à l’épreuve des printemps arabes

Pour ses défenseurs, il fut un journaliste courageux qui ne jurait que par le terrain. Mais de nombreuses voix se sont élevées depuis 2011 pour dénoncer une couverture largement favorable au régime syrien.

« Fisk d’Arabie » à l’épreuve des printemps arabes

Robert Fisk. Photo d’archives AFP

Robert Fisk, l’un des reporters les plus célèbres ayant couvert le Moyen- Orient, est décédé le 30 octobre à l’âge de 74 ans, à l’hôpital Saint- Vincent de Dublin, après un accident vasculaire cérébral. C’est au Liban, là où il s’était installé en 1976, alors que l’occupation syrienne ne faisait que commencer, qu’il amorcera sa carrière régionale en tant que correspondant pour le Times de Londres, avant de rejoindre en 1989 The Independent. Un long périple professionnel qui l’amènera à couvrir la guerre civile libanaise, et notamment le massacre des camps de Sabra et Chatila en 1982, la révolution iranienne, le conflit sanglant qui opposera la République islamique à l’Irak ainsi que l’invasion soviétique de l’Afghanistan. « On pourrait presque le surnommer “Fisk d’Arabie”. Il aimait le monde arabe et comprenait les Arabes mieux que n’importe qui en dehors de la région », assure Lara Marlowe, correspondante du Irish Times en France et ex-épouse de M. Fisk.

Cette image d’Epinal sera néanmoins sérieusement écornée par sa couverture du conflit syrien, largement favorable au régime de Damas. Autrefois adulé par de nombreux journalistes à travers le monde, M. Fisk devient un personnage hautement controversé à qui il est reproché un goût pour les autocrates combiné à un manque de rigueur. La carrière de Robert Fisk, ses moments de gloire comme ceux où il fut sous le feu des critiques, raconte quelque part l’évolution du monde arabe. En prenant fait et cause pour les Palestiniens et en dénonçant l’impérialisme américain, l’emblématique journaliste a gagné beaucoup de crédit auprès des lecteurs locaux qui y ont vu une approche plus équilibrée par rapport à celle qui dominait à l’époque. En passant à côté des printemps arabes, il a au contraire donné le sentiment d’être enfermé dans une vision figée de la région, où l’impérialisme ne se conjugue qu’au singulier au service de Washington et de ses alliés.

« Il était très franc et très dur contre les Israéliens et soutenait la cause palestinienne. Il détestait la politique américaine en général. Pour lui, c’était le nouveau colonialisme », confie Walid Joumblatt, à L’Orient-Le Jour. Le chef du Parti socialiste progressiste a côtoyé l’homme de près et loue son cran ainsi que son érudition. « C’est un ami de longue date, ça me fait beaucoup de peine. On était ensemble pendant le siège de Beyrouth et durant la bataille de la Montagne. J’admirais son courage. Il n’y a plus, par ailleurs, aujourd’hui de reporters dotés de cette culture », dit-il. Basé à Bagdad au cours de la première guerre du Golfe, Robert Fisk n’aura pas de mots assez forts contre ses homologues étrangers qu’il accusera de couvrir le conflit « de leurs chambres d’hôtel ». Il fera également partie des quelques journalistes à interviewer Oussama Ben Laden, un exercice périlleux que le reporter britannique aura l’occasion de réaliser trois fois au cours de sa carrière. « Il n’avait pas peur d’aller là où c’était dangereux, où ça tirait, où ça explosait. Il disait aux jeunes qu’il fallait aller sur le terrain, qu’il n’y avait pas d’alternative ou de substitut au terrain », indique Mme Marlowe. M. Fisk recevra plusieurs prix récompensant son travail au cours de sa carrière, dont le prix Orwell pour le journalisme en 1999.

« Pas dans le journalisme mais dans le storytelling »

Un journaliste sans peur, mais pas sans reproches. Jadis perçu comme favorable aux damnés de la terre, sa couverture du conflit syrien sera considérée par ses pourfendeurs comme à l’image des compromissions éthiques et morales d’une certaine gauche occidentale – bien que lui-même ait déclaré ne jamais voter – incapable d’appréhender le Moyen- Orient au-delà d’un prisme anti-américain. Aux yeux des défenseurs de la cause syrienne, Robert Fisk fut l’un des journalistes occidentaux à avoir le plus activement et méthodiquement œuvré au blanchiment du régime syrien, à la négation de ses crimes, à la propagation et au renforcement de toutes les théories du complot émanant de Damas et de son allié russe.

Pour mémoire

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À l’heure des panégyriques, ceux qui ont blâmé le journaliste pour n’avoir agi au cours de ces dernières années qu’en porte-parole tacite de Bachar el-Assad semblent se diviser en deux groupes : ses anciens admirateurs qui croient en un avant et en un après-révolution syrienne et ceux qui perçoivent une continuité entre les deux périodes. « L’idée que Fisk était un journaliste modèle avant de se perdre mystérieusement et brusquement après 2011 n’est pas sérieuse », a ainsi tweeté le journaliste Alex Rowell en se fondant notamment sur des extraits de l’ouvrage Dining with al-Qaeda de Hugh Popes, directeur des communications au sein du Think Tank Crisis Group, selon lesquels M. Fisk disait avoir assisté à des évènements dont il n’aurait en fait pas pu être témoin.

« Ce qui fait la popularité de Fisk – son écriture vivante et énergique, son sens de la clarté et de la certitude – a également révélé des failles connues depuis un certain temps, bien avant la Syrie. Il croyait aux récits forts et cherchait des faits pour les étayer », commente Idrees Mohammed, journaliste à Newsline Magazine. « Avec la guerre syrienne, il s’est avéré qu’il n’était pas dans le journalisme, mais dans le domaine du storytelling », poursuit-il, mentionnant des méthodes contraires à la déontologie journalistique, comme le fait que le reporter était « embedded » avec l’armée syrienne lorsqu’il a interviewé des habitants de Daraya effrayés en 2012 après un massacre commis par les loyalistes et utilisé les témoignages de survivants pour disculper Damas. Des procédés dont il fera également usage quand il interviewera des prisonniers sous contrainte ou quand il tentera de blanchir le régime suite à l’attaque chimique de la Ghouta en 2013 ou à Douma en 2018.

Les articles de Robert Fisk étaient encore très lus et partagés dans la région. Cela tient non seulement au prisme qu’épousait le journaliste mais aussi à son talent d’écriture et à sa forte personnalité. Au pays du Cèdre, il était notamment célèbre pour son ouvrage publié en 1990, Liban, nation martyre (Pity the Nation : The Abduction of Lebanon), un récit de la guerre civile vue par ses principaux témoins. Robert Fisk était en outre l’un des premiers journalistes à être entré dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila lors des massacres de septembre 1982 commis par des milices chrétiennes, sous l’œil des militaires israéliens. Il y était entré alors même que les tueurs se trouvaient encore sur les lieux.

À Aïn el-Mreisseh, à quelques encablures de la corniche, le journaliste avait fait du restaurant La spaghetteria l’un de ses quartiers généraux, où il lui arrivait de commander un irish coffee. Une habitude qu’il était parvenu à intégrer au menu d’une maison dont ce n’était, a priori, pas la spécialité, comme un clin d’œil à ses premiers amours politico-journalistiques, à cette époque durant laquelle, basé à Belfast, il avait couvert de 1972 à 1975 le conflit nord-irlandais.


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