Dans ses écrits, Francis Bacon (1561-1626), philosophe et homme d’État anglais, fustigeait la corruption rampante dans le civil service de Sa Gracieuse Majesté. D’après lui, « un fonctionnaire qui reçoit déjà un salaire de l’État ne saurait accepter d’autre rémunération (il ne faut pas être payé deux fois pour un même travail) car un homme qui toucherait un double salaire serait très mal vu ».
C’est à se demander si ce gentleman bien né, qui fit des études à Cambridge et à Poitiers, et qui assura la charge de grand chancelier à la cour d’Angleterre, n’avait pas quelque origine libanaise. Il prêchait l’intégrité et la transparence, alors qu’il se laissait corrompre ; il fut arrêté et convaincu de concussion et de détournement de fonds. Il serait facilement l’un de nos politiciens qui prêchent sur les écrans le contraire de ce qu’ils pratiquent.
On ne dira jamais assez combien l’argent fait tout : il peut paradoxalement gangrener la fonction publique tout en assurant une des assises les plus solides des autorités en place et des gouvernements établis. Pour le coup, tentons une comparaison entre les demi-soldes et les double-soldes !
Les demi-soldes furent, après Waterloo, les militaires français démobilisés qui n’avaient plus droit qu’à la moitié de leur salaire. Cette soldatesque inactive et querelleuse constitua longtemps une menace pour le régime de la Restauration qui l’avait licenciée, contrairement aux double-soldes qui, de tout temps et sous tous les cieux, furent les piliers des régimes corrompus qui les patronnaient. J’entends par double-soldes ces fonctionnaires de l’administration (muwazafu al-qita’a al-a’am) de première, de deuxième ou même de troisième catégorie qui, ne se contentant pas du salaire alloué par l’État, profitent en toute impunité de rémunérations supplémentaires prélevées sur les fonds du Trésor (la khazina). Comment s’étonner alors qu’ils soient les inconditionnels du règne de la gabegie ? N’en sont-ils pas les bénéficiaires sous les yeux complaisants des ministres qui les coiffent ?
Comment se sucrer au passage ?
Autant vous dire qu’au petit paradis libanais qui est le nôtre, un usage pernicieux s’est introduit dans le secteur public depuis que la République de Taëf a pris les allures d’une cour des miracles et d’une caverne d’Ali Baba (et tout l’y préparait) : les fonctionnaires se font désigner conseillers auprès des ministres ou experts dans des commissions, et de ce fait, se font accorder des compléments de rétribution, en parfaite illégalité « feutrée ». Ce qui explique leur empressement servile auprès de leurs bienfaiteurs, quand ils ne ferment pas les yeux sur les malversations de ces derniers, supérieurs hiérarchiques fussent-ils on non.
Or le droit libanais est on ne peut plus clair à ce sujet : un fonctionnaire n’a droit qu’à un salaire unique (1). Le Trésor n’est censé verser qu’une seule rémunération à ses ronds-de-cuir, à moins qu’une loi spéciale n’en dispose autrement : ainsi, contrairement aux juges judiciaires, les juges administratifs peuvent exceptionnellement recevoir, en sus de leur salaire principal, et en toute légalité, des indemnités supplémentaires pour services rendus aux divers corps de l’État (2). Alors quand le ministre démissionnaire de l’Éducation nationale, M. Tarek Majzoub, crie son indignation en nous révélant les appointements versés par l’instruction publique à deux magistrats, on ne voit pas à quoi tient le scandale. Il n’y a rien à redire si ces derniers appartiennent à la « judicature administrative », à moins qu’on n’ait à déplorer, en l’espèce, le versement de sommes exorbitantes, nullement proportionnelles au travail fourni. Et à moins qu’on ne soit tombé dans le schéma des « emplois fictifs », car souvent clientélisme oblige.
Une question lancinante, cependant, à l’ancien de l’Université de Rennes : « Et si on étouffait l’affaire, allez-vous croiser les bras ? »
Les Libanais sont restés sur leur faim, Monsieur le Ministre, et les dieux ont soif. Quand on déclenche un esclandre de cette ampleur, monsieur Majzoub, et quand on prend le peuple à témoin, on ne peut éviter de conclure. Et la délation, pratique ignoble, devient une obligation de patriote.
Quand le vin est tiré, il faut le boire. Et foi de bretteur, quand on pousse sa pointe, on ne botte pas en touche !
Youssef MOUAWAD
1- Article 16-5 du décret-loi 112 de 1959 sur le statut des fonctionnaires
2- Article 15 de la loi mise en vigueur par le décret 10434/75 de 1975 réglementant le Conseil d’État
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commentaires (2)
Vous écrivez : ""Les demi-soldes furent, après Waterloo, les militaires français démobilisés qui n’avaient plus droit qu’à la moitié de leur salaire."" Après Waterloo donc, et quand le réceptionniste ne se manifeste pas, Napoléon conseillait vivement l’envoi d’une autre missive pour rappel qu’il a préparé dans les coulisses. Quand on a la balle dans son camp, disait-il, on prend sûrement son temps pour lire et pour répondre.
L'ARCHIPEL LIBANAIS
03 h 28, le 02 novembre 2020