La fin justifie les moyens, souligne un dicton populaire. Peut-être… Mais sans vouloir verser dans l’angélisme primaire, est-il admissible et concevable en ce XXIe siècle – le siècle de l’explosion des progrès technologiques et des moyens de communication entre les peuples – que ce dicton puisse être appliqué aveuglément dans le domaine particulièrement sensible de la macropolitique suivie par les grands pays ? La question se pose aujourd’hui avec de plus en plus d’acuité dans le contexte de la funeste affaire de l’assassinat, ou plutôt de la décapitation en pleine rue dans un village paisible de France, d’un jeune enseignant dont le seul tort a été d’avoir assumé en toute conscience sa fonction pédagogique en engageant avec ses élèves un débat sur la liberté d’expression à partir du problème spécifique de la publication d’une photo ou d’une caricature du Prophète.
Face à ce meurtre barbare – qui ne saurait être associé à l’islam en tant que religion, mais qui s’inscrit dans le sillage d’une longue série d’actes similaires menés par des extrémistes islamistes –, peut-on reprocher au président de la République française de stigmatiser dans les termes les plus sévères de tels agissements ? Peut-on reprocher aussi aux autorités concernées de prendre sans hésitation aucune les mesures adéquates pour sévir sans relâche contre les commanditaires et les auteurs de ces actions terroristes à répétition ? Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, certains semblent le penser, se laissant aller à la déraison et dépassant à cet égard tout entendement.
Au cours du week-end écoulé, une campagne fébrile a été orchestrée (le terme n’est pas fortuit…), notamment par le biais des réseaux sociaux, contre le président Emmanuel Macron et la France « pour atteinte au Prophète et aux valeurs religieuses ». Ces attaques, particulièrement haineuses, auraient pu être inscrites au chapitre des réactions impulsives si les commentaires postés sur la Toile ainsi que l’enregistrement audio diffusé par un activiste du Liban-Nord – où résident, soit dit en passant, des tribus turkmènes – n’étaient pas clairement un « copier-coller » des propos tenus durant le week-end par le président turc et leader du parti islamiste de la Justice et du Développement (AKP), Recep Tayyip Erdogan. Le « copy-paste » effectué par les activistes est flagrant au niveau des arguments et des formulations exprimés par le chef de l’AKP.
La campagne en apparence « vertueuse » lancée contre Emmanuel Macron et la France paraît d’autant plus suspecte (l’arbre qui cache la forêt) qu’elle intervient dans un contexte de vive tension entre la Turquie d’un côté, et Paris et l’Union européenne de l’autre, au sujet des dossiers explosifs de la Libye, du Karabakh et surtout de la prospection pétrolière litigieuse dans laquelle Ankara s’est lancée en Méditerranée. Le tout sur fond d’une politique expansionniste mise en place par le président Erdogan dans l’ensemble de la région MENA, sans compter l’intervention musclée aux côtés de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie.
Visiblement, le chef de l’État turc instrumentalise à fond la religion et surfe sur une vague islamiste – qu’il suscite et entretient lui-même un peu partout – afin de replacer son pays sur l’échiquier régional et de lui (re)donner une stature dépassant les frontières de son environnement immédiat. La tension actuelle avec Paris n’est d’ailleurs pas la première du genre qu’il a provoquée au cœur de l’Europe. On se souvient des crispations qui étaient apparues en mars 2017 avec Berlin lorsque le gouvernement allemand lui avait refusé le droit d’organiser de grands meetings électoraux de son parti islamiste en Allemagne, même pour défendre le « oui » à un référendum visant à accroître ses pouvoirs constitutionnels. Il avait alors accusé tout bonnement Angela Merkel et les dirigeants de la RFA de « pratiques nazies » !
Qu’un grand pays tel que la Turquie cherche à se renforcer et à étendre son influence en dehors de ses frontières est chose courante et pourrait être compréhensible, si tant est que cette démarche se limite aux champs économique, diplomatique ou culturel. Mais dans ce cas précis, Erdogan joue une carte dangereuse : celle de la vague jihadiste et de l’implantation des « Frères musulmans » dans les pays qui sont dans son collimateur, son parti étant lui-même issu de cette mouvance.
En s’engageant sur cette voie, le président turc ne fait qu’attiser le terrorisme islamiste et sème sans crier gare les germes de la discorde, de l’extrémisme religieux et de la déstabilisation. Car le plus grave est que la manœuvre d’Ankara transmet des bouffées successives d’oxygène à un jihadisme radical et meurtrier qui cherche à s’étendre en Europe et au Moyen-Orient, créant ainsi de dangereux foyers de déstabilisation chronique et de violence aveugle pour imposer son mode de vie et sa vision de la société. Peut-on de ce fait reprocher à Emmanuel Macron de monter au créneau pour faire face à ce spectre du terrorisme islamiste qui plane sur la France et certaines régions du Vieux Continent ?
commentaires (6)
Excellente analyse cher Monsieur Touma.
Jallad Marilyne
22 h 30, le 27 octobre 2020