Rechercher
Rechercher

Économie - Focus

Où est passé l’argent ? L’injection de fonds de la BDL sur le marché des changes


Où est passé l’argent ? L’injection de fonds de la BDL sur le marché des changes

Une longue file d'attente devant un bureau de change, en juin dernier, à Saïda. Archives OLJ/Mountasser Abdalla

Le mécanisme visant à stabiliser la livre libanaise par rapport au dollar, assurer l’importation des denrées de première nécessité et éviter une hausse vertigineuse des prix à la consommation s’est avéré du pain béni pour les changeurs sans scrupule et ceux qui étaient bien introduits.

« Plus de 100 millions de dollars en liquide ont été injectés dans les bureaux de change au cours des trois derniers mois », assure Mahmoud Morad, président du syndicat des changeurs. Un chiffre corroboré par deux autres sources.

Le principe était que les changeurs achetaient les dollars à la Banque du Liban au taux de 3 880 LL. Ils étaient censés les revendre aux importateurs et à la population à 3 900 LL, engrangeant, par la même, un profit de 20 000 LL pour 1 000 dollars vendus.

« J’ai 12 employés et je ne génère que 500 000 LL de revenus les jours ouvrables », déclare Morad, qui est à la tête d’un des plus importants bureaux de change du pays. Avec des marges aussi réduites –et apparemment un manque de contrôle-, il semblerait que des bureaux de change peu scrupuleux aient tourné la situation en leur faveur et, ce faisant, aient sapé l’objectif du mécanisme mis en place.

Un importateur de produits alimentaires qui a requis l’anonymat dans le souci de préserver les intérêts de sa société, reconnaît que le mécanisme a bien fonctionné lors de son introduction à la mi-juin. Mais cela n’a pas duré. Dès la deuxième semaine du programme, l’importateur peinait à trouver des dollars. « On m’a proposé un dollar subventionné à 5 000 LL… D’autres changeurs m’ont dit qu’ils n’avaient plus de dollars ».

Le taux de change gravitait autour de 4,700 LL pour un dollar lorsque le mécanisme de soutien de la BDL est entré en vigueur le 15 juin. Mais la livre a rapidement périclité, le taux s’envolant pour atteindre un record de 10 000 LL/$ le 2 juillet.

Certains changeurs ont alors emboîté le pas du marché noir. « Quand je suis allé chez un changeur, il m’a dit avoir dû réajuster le taux à 6 000 LL, parce que le taux sur le marché noir tournait alors autour de 8 500LL pour un dollar », précise l’importateur. Tout en se sachant dupé, l’importateur a été contraint d’accepter ce taux. Morad, lui, affirme ne pas avoir reçu de plaintes concernant des changeurs pratiquant un taux supérieur à 3 900 LL.

Protestation et panique

Le programme mis en place par la BDL et les bureaux de change était pourtant supposé stabiliser la livre, voire la renforcer.

Après un mois à environ 4 000 LL pour un dollar, la valeur de la livre a commencé à chuter début juin. Le 11 juin, le taux de change atteint un niveau précédemment inimaginable de 5 000 LL pour un dollar, poussant des milliers de Libanais dans la rue. Dans le collimateur des manifestants, notamment, les banques et les restrictions illégales imposées, depuis le début de la crise, à leurs clients sur l’accès à leurs propres économies.

Les politiciens et leaders du secteur financier, sous pression, se décident à intervenir. Des hauts fonctionnaires parmi lesquels le président, des ministres, le chef du Parlement Nabih Berry et le gouverneur de la BDL Riad Salamé se réunissent le 12, en urgence, à Baabda et décident d’injecter des devises. C'est Nabih Berry présente le programme, en précisant qu’il va faire redescendre le taux à 3 200LL pour un dollar. Ce qui n’aura jamais lieu.

Au cours des premiers jours suivant cette annonce, la BDL vend aux bureaux de change quelque 4 à 5 millions de dollars par jour, toujours selon Morad. « Chaque bureau de change recevait un quota dépendamment de son capital, son activité, sa part de marché et ses liquidités », précise-t-il. Moins de 34 changeurs recevaient alors jusqu’à 600 000 dollars par jour.

Avec le temps, la BDL réduit progressivement les injections quotidiennes et standardise le quota à 25 000 dollars pour chaque bureau de change, quels que soient le volume de ses transactions ou la part de marché qu’il représente, poursuit Morad.

Petit poisson, gros poisson

Originellement, le programme devait aider les tout petits comme les très grands.

Le citoyen lambda pouvait faire –et faisait- la queue devant les bureaux de change pour acheter 200$ à 3 900 LL/$, le seuil autorisé par mois et personne. Mais certains allaient ensuite revendre ces dollars sur le marché noir, engrangeant un petit profit au passage. En l'absence de moyens pour tracer les transactions, et donc prouver qu’un client avait déjà eu ces 200 dollars mensuels, certains ont pu multiplier les passages chez les changeurs agréés.

Mais dès la deuxième semaine suivant le lancement du programme, le syndicat des changeurs agréés ajoute des clauses : les Libanais peuvent acheter 300$ par mois pour payer la main d’œuvre étrangère ; 1 000$ par mois pour payer le loyer des étudiants à l’étranger et 2 500$ pour les frais universitaires à l’étranger.

Certains ne cochent donc plus les cases pour avoir accès aux dollars au taux des changeurs agréés. En raison de la forte de demande, et donc des longues files d’attente, certains, aussi, rentrent bredouille. « Nous recevons environ deux cent requêtes par jour rien que pour les employés de maison : les gens font la queue dès l’aube pour acheter des dollars », souligne Morad.

Myrna Abboudi, une directrice d’établissement scolaire bataille dur pour se procurer les dollars nécessaires au paiement du loyer de son fils établi en France. Régulièrement, les bureaux de change lui opposent une fin de non-recevoir, assurant que leur quota de dollars alloué par la BDL est réservé aux importateurs de denrées alimentaires. « Mon salaire est en livres libanaises et je n’ai pas les moyens d’acheter 1 000$ au cours du marché noir, dit-elle. Et la banque n’accepte pas de transférer des fonds de mon compte en livres. Je dois absolument trouver un changeur qui offre le taux légal sinon mon fils sera bientôt expulsé. »

Au-delà de ces petites transactions, les règlements modifiés accordent, de fait, des quotes-parts plus importantes aux importateurs d’aliments et de produits médicaux.

L’importateur de denrées alimentaires qui avait du mal à mettre la main sur des dollars au taux des changeurs agréés, explique à L’Orient Today que ce n’était pas là le seul problème rencontré dans les bureaux de change. Ces derniers lui ont également demandé des factures relatives à ses  importations se montant à des centaines de milliers de dollars, assure-t-il. « Alors même que moi, je ne demandais que quelques dizaines de milliers de dollars ». Pour lui, l’objectif de la manœuvre est clair : le bureau de change voulait fournir à la banque centrale de faux documents montrant qu’il allouait des centaines de milliers de dollars aux importations alimentaires alors qu’il n’en donnait qu’une infime partie et gardait le reste.

« Je ne pouvais l’accepter : cela me mettait en porte-à-faux avec les autorités qui auraient pensé que je recevais des dollars subventionnés alors que ce n’était pas le cas », s’insurge l’importateur. Refusant de fournir des factures gonflées au bureau de change, l’importateur n’a pu obtenir ses dollars et a dû se tourner vers le marché parallèle. Ce qui a doublé le prix de ses marchandises, l’exact contraire, donc, de l’objectif initial des autorités.

L’expérience de l’importateur alimentaire n’est pas un cas isolé. Le directeur d’une société d’équipements médicaux a également confié à L’Orient Today que les changeurs agréés étaient dans l’incapacité d’assurer les dollars nécessaires aux importations.

La BDL a mis en place un autre programme qui permet aux importateurs de blé, de carburant et de produits médicaux d’obtenir 85 pourcent des dollars dont ils ont besoin au taux officiel de 1 507,5 LL. Mais pour y avoir droit, les importateurs doivent fournir les 15 pourcent restants. Depuis que les banques ont cessé, l’année dernière, de fournir différents services financiers tels que la conversion de devises, les importateurs ont dû se tourner vers les bureaux de change. « J’ai contacté plusieurs bureaux de change pour acquérir des dollars couvrant les 15 pourcent de mes factures : ils m’ont tous dit de voir ailleurs car leurs quotas avaient déjà été alloués à d’autres commerçants », précise l’importateur de produits médicaux qui a requis l’anonymat. « Je ne comprends vraiment pas ce qu’ils font. Comment distribuent-ils des dollars à ceux qui ont des employés de maison avant de s’assurer que le secteur médical reçoive suffisamment de dollars pour couvrir les besoins ? Ils devraient accorder la priorité au secteur de la santé au lieu de favoriser les riches », s’emporte-t-il. Aujourd’hui, dit-il encore, son entreprise risque de mettre la clé sous la porte en raison la raréfaction des dollars nécessaires pour pouvoir importer. « Ce qui nous arrive est injuste, je suis en train d’acheter des dollars au marché noir à un prix très élevé qui se répercute sur mes factures, alors que les autorités subventionnent le luxe. C’est inacceptable ».

Lutte des classes

Le programme flou de la BDL ne traite pas tous les bureaux de change de la même manière. Seuls les grands -à savoir ceux dont le capital est d’au moins 750 millions de LL et qu’on appelle aussi changeurs de Classe A- peuvent obtenir des dollars de la banque centrale. Ils disposent, de surcroît, d’un pouvoir de décision total pour accorder les fonds.

Les bureaux de change Classe A, précise Morad, ont néanmoins été priés d’accorder une partie des dollars de la BDL aux bureaux de Classe B. « Lorsque les montants injectés ont considérablement baissé, ils n’ont toutefois plus été en mesure de le faire », ajoute-t-il.

Mais l’ont-ils seulement fait, ne serait-ce qu'au début du programme  ? Dans le quartier de Hamra, un employé du bureau de change Classe B AL Amir Exchange Co, assure n’avoir reçu aucun dollar. « Je vous mets au défi de trouver 1 000 $ de l’argent qu’ils récoltent ; ils ne nous donnent rien », dit-il. Un autre changeur de Classe B ayant, lui aussi, requis l’anonymat puisqu’il propose le taux du marché noir, s’emporte quand L’Orient Today évoque les sommes prévues pour les petits changeurs. « Personne ne m’a rien dit, ils ne l’ont même pas mentionné dans une circulaire officielle. Comment suis-je censé le savoir ? » lance-t-il. « Nous n’avons rien reçu. Ce sont des menteurs avides », crie-t-il encore.

Aujourd'hui, ces petits changeurs sont pris entre un taux de change qui dégringole et l’impossibilité d’accéder aux dollars injectés par la BDL. « Comment suis-je censé travailler ? Je suis obligé de vendre le dollar à 3 900 LL mais personne n’est prêt à me l’accorder au taux légal », poursuit le changeur. « Je ne peux travailler qu’au taux du marché noir. » Les autorités ont fermé le petit bureau de change.

Le changeur accuse en outre les autorités de fermer l’œil sur les bureaux de change qui, opérant au taux du marché noir, « bénéficient d’un appui politique ». C'est, selon lui, la raison pour laquelle certains bureaux ont été fermés alors que d’autres restent ouverts. « Pensez-vous vraiment que les services de renseignement ignorent l’identité de ceux qui opèrent en tant que livreurs de devises ? » dit-il encore.

Un porte-parole des Forces de Sécurité Intérieure qui traitent avec les bureaux de change a refusé de commenter. Un responsable bancaire ayant requis l’anonymat dans la mesure où il n’était pas autorisé à parler avec la presse, déclare, pour sa part, que la BDL et le ministère de l’Économie communiquent avec les forces de sécurité au sujet de l’application des mesures.

Quoi qu’il en soit, il semble que la BDL elle-même n’ait pas été en mesure de contrôler son propre programme. Dix jours après le lancement du mécanisme d’injection, la banque centrale a dévoilé Sayrafa House, une plateforme qui connecte entre eux tous les changeurs afin de décourager ceux qui seraient tenter de contourner le système en multipliant les visites dans différents bureaux de change.

Problème : la plateforme ne fonctionne pas comme prévu, souligne Morad. « Nous avions convenu avec la banque centrale de rapporter toutes les opérations de change sur la plateforme de la BDL qui était supposée connecter toutes les transactions en cours. Mais l’application n’offre pas cette fonction », explique-t-il, ajoutant que les bureaux de change en ont informé la BDL. Sans plateforme efficace, le seul garde-fou contre l’abus est donc la trace papier, soumise à la BDL par les changeurs eux-mêmes.

La source bancaire haut placée estime, quant à elle, qu’il ne faut pas rejeter la responsabilité du manque de contrôle sur la BDL. « Aucune banque centrale ne peut surveiller chacun des acteurs », souligne-t-il, ajoutant que les banques centrales peuvent viser des responsables macroéconomiques « mais pas assurer le suivi avec des changeurs ». Et puis, « l’argent qui finit dans les poches des vrais gros acteurs ne peut être contrôlé » par la BDL, reconnaît-il, dans ce qui semble être une allusion aux grands bureaux de change bien connectés politiquement, ceux-là mêmes qui profitent du programme.

Le programme d’injection, tout compte fait, n’a pas été concocté au siège de la BDL à Hamra mais par les dirigeants politiques à Baabda avant d'être annoncé par Berry. Le manque de contrôle apparent signifie que les citoyens ne sauront peut-être jamais quelle somme d’argent a été injectée et continue d’être mal dépensée.

Le tribut est lourd : 100 millions de dollars est une somme importante quand la situation est bonne. Mais aujourd’hui, la banque centrale lutte pour conserver autant de dollars que possible tandis que ses réserves diminuent. Alors que la BDL prétend détenir quelque 20 milliards de dollars en réserves de devises, Salamé a récemment averti les banquiers qu’il ne pourrait subventionner les denrées de première nécessité que deux ou trois mois de plus, selon une déclaration de l’Association des banques au Liban.

Une fois que les subventions seront suspendues, les prix des denrées de base s’envoleront, avertissent les experts, paupérisant davantage une population déjà en grande difficulté. Ce qui n’a pas empêché M. Salamé de déclarer, lors d’une réunion récemment, avec les banquiers, que « la période la plus dure de la crise était passée. »


(Cet article a été originellement publié en anglais sur le site L'Orient Today)

Le mécanisme visant à stabiliser la livre libanaise par rapport au dollar, assurer l’importation des denrées de première nécessité et éviter une hausse vertigineuse des prix à la consommation s’est avéré du pain béni pour les changeurs sans scrupule et ceux qui étaient bien introduits.« Plus de 100 millions de dollars en liquide ont été injectés dans les bureaux de change au...

commentaires (2)

mafia pour mafia, gesticulations aussi betes qu'inutiles, riad salame vs. les changeurs ? ou riad salame incapable ? pourquoi donner aux changeurs libre cours de nous VOLER, pire que cela leur permettre de 'humilier les citoyens ? pourquoi n'avoir pas donner aux banques qui -malgre tout ce dont on peut les accuser - auraient ete mille fois plus aptes a pas trop en tirer avantage comme le font les changeurs?

Gaby SIOUFI

11 h 46, le 22 octobre 2020

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • mafia pour mafia, gesticulations aussi betes qu'inutiles, riad salame vs. les changeurs ? ou riad salame incapable ? pourquoi donner aux changeurs libre cours de nous VOLER, pire que cela leur permettre de 'humilier les citoyens ? pourquoi n'avoir pas donner aux banques qui -malgre tout ce dont on peut les accuser - auraient ete mille fois plus aptes a pas trop en tirer avantage comme le font les changeurs?

    Gaby SIOUFI

    11 h 46, le 22 octobre 2020

  • La corruption à son apogée, toujours à travers des politiciens bien rodés.

    Esber

    18 h 31, le 21 octobre 2020

Retour en haut