Entretiens

Hervé Bel, le totalitarisme banalisé

Hervé Bel, le totalitarisme banalisé

© Alexandre Najjar

Nous sommes en 1945. Les Russes envahissent la Pologne occupée par Hitler. Sur les routes enneigées, Erika Sattler, convertie au nazisme dès l'âge de seize ans, fuit avec des millions d’autres Allemands. La menace est terrible, la violence omniprésente. Pourtant, malgré la débâcle, Erika y croit encore : le Reich triomphera. Car l'esprit de cette femme est si borné, si formaté – comme dans tous les régimes totalitaires –, qu'elle perd tout discernement. N'a-t-elle pas dénoncé son beau-frère qui a osé critiquer le régime ? Dans ce livre puissant et grave à la fois, écrit dans un style prenant, Hervé Bel nous offre le portrait inoubliable d’une femme nazie que rien ne fait vaciller, et une illustration de la « banalité du Mal » et des effets de la propagande sur la liberté humaine...

Vous vivez depuis un an et demi au Liban et vous avez été témoin de la crise financière et de la terrible explosion du port. Comment évaluez-vous cette expérience difficile ? Que vous a-t-elle apporté ?

Je me suis installé au Liban parce que je rêvais d’y vivre. Les drames que connaissent les Libanais m’ont encore davantage rapproché d’eux. Mon appartement a été partiellement détruit. Ma femme et moi sommes des « miraculés ». Nous étions sur place quand c’est arrivé. Je partage ainsi le malheur de ce pays si beau. Cela m’a appris concrètement la solidarité.

Vous êtes cadre bancaire, mais votre passion est la littérature. Comment conciliez-vous ces deux univers tellement différents ?

Je les considère complémentaires. Mon métier, à savoir les risques internationaux, m’enrichit chaque jour. Il nourrit ma perception du réel et des gens, il m’inspire ensuite quand je me plonge dans la rédaction d’un roman. Quant au côté pratique, évidemment, ce n’est pas toujours facile. J’ai néanmoins la chance de savoir découper clairement mon temps. Quand je travaille dans le cadre de ma profession, je mets de côté mes pensées littéraires, et vice versa.

Vous avez créé une rubrique, « Les Ensablés », au sein du site ActuaLitté.com consacré aux œuvres françaises oubliées. Pourquoi cet intérêt ?

Quand je suis à Paris, je traîne dans les librairies, toujours effaré par la profusion de romans entassés, dont les auteurs me sont complètement inconnus. Cela excite ma curiosité et je les lis, en me disant que je vais découvrir une pépite. J’ai voulu partager mes découvertes avec les curieux de littérature. D’autres écrivains se sont peu à peu associés à cette démarche. Notre rubrique existe depuis dix ans. Si vous ne savez pas quoi lire, ou si vous avez envie d’échapper à la profusion livresque moderne, n’hésitez pas à la consulter. Vous y trouverez votre bonheur.

Votre dernier roman Erika Sattler nous transporte en janvier 45 sur les traces d’Erika Sattler. Malgré la débâcle allemande, elle continue de croire en la victoire du nazisme. D’où vous est venue l’idée de ce livre ?

Le totalitarisme sous toutes ses formes (soviétique, économique, etc.) m’a toujours intéressé. Je voulais depuis très longtemps écrire un roman qui mettrait le nazisme en scène. Mais je ne savais pas comment l’aborder. Il y a tellement de livres et de romans là-dessus ! Il me fallait trouver un angle original. Du temps a passé puis j’ai trouvé : je me suis rendu compte que le nazisme au féminin avait été très peu traité par le roman, alors que les Allemandes, on le sait, ont soutenu ardemment Adolf Hitler. J’ai décidé de raconter l’histoire d’une vraie nazie confrontée à des événements qui brisent ses rêves. Comment réagirait-elle ? Je l’ai donc placée en 45, au moment où les Russes arrivent et qu’elle doit fuir à tout prix.

On pense par moments aux Bienveillantes de Littell, cette banalité du mal que l’on retrouve chez votre héroïne qui reste au foyer par idéal national-socialiste, prisonnière des préjugés qui forment son mental. Cette banalité du mal vous fascine-t-elle ?

Vous pensez aux Bienveillantes à cause de certaines scènes de barbarie nazie que je décris. Mais mon projet est, à mon sens, le contraire de celui des Bienveillantes. Avant tout à cause du héros choisi par Littell, à savoir un officier SS qui participe activement à l’extermination des Juifs, ce qui le place de facto dans une situation exceptionnelle. Mon héroïne, elle, n’est qu’une militante parmi d’autres dont j’ai suivi le parcours, et qui ne commet aucun crime directement. Elle soutient le régime et ses exactions mais comme la majorité de la population, ne fait qu’assister. J’ai voulu comprendre ce qui se passait en elle.

D’ailleurs, que veut-on dire par « banalité du Mal » ? Cette expression empruntée à Hanna Arendt se rapporte à Eichmann dont l’apparence était celle d’un employé banal. L’idée sous-jacente de cette expression était d’affirmer que n’importe qui peut être amené, dans certaines circonstances, à commettre des massacres de masse. Est-ce que Erika en aurait été capable ? Rien ne permet de l’affirmer. Elle adhère à des idées mortifères et les cautionnent sans sourciller, et ça, n’importe qui, effectivement, peut le faire, mais de là à mitrailler une foule d’enfants… Erika est mauvaise et banale, c’est tout ce qu’on peut en dire.

Le passage à l’acte, que j’ai tenté d’expliquer au sujet d’un de mes personnages, suppose un paradigme très particulier, et cela ne marche pas à tout coup. Mais il est clair que des gens très banals sont finalement devenus des criminels de masse. Comme cela peut-il se passer ? C’est un sujet qui me passionne parce que c’est mystérieux.

Ce roman est sombre mais révélateur de la manière dont les idéologies formatent les cerveaux et brouillent le discernement. Avez-vous voulu lui donner une portée politique ?

À dire vrai, je n’y ai pas songé. Je voulais essayer de comprendre comment on en arrive à devenir une Erika, c’est tout. Vous savez, Heinrich Mann disait à propos de Thomas Mann qu’il s’éduquait lui-même en écrivant. C’est exactement ce que j’ai fait.

Erika est l’anti-héroïne par excellence. Est-il difficile de se mettre dans un personnage aussi « dangereux » ?

Le mécanisme est le même quel que soit le personnage. Il faut s’immerger, lire, y penser sans cesse, confronter ses idées avec des gens qui connaissent la question. Après, quand le roman est fini, on passe à autre chose.

Dans vos précédents romans, La Nuit du Vojd et La Femme qui ment, vous avez abordé le sujet peu étudié en littérature du monde du travail. En quoi l’observation de cet univers est-elle utile à nos contemporains ? Il y a aussi dans ces livres les thèmes de la fascination pour les chefs, les mécanismes du pouvoir, le totalitarisme… Le parallélisme avec Erika Sattler est-il pertinent ?

Oui, bien sûr. Je ne veux pas dire par là que le monde du travail, comme nous le connaissons aujourd’hui, a quelque chose à voir, directement, avec le nazisme ou le communisme. Mais il est clair que toute organisation porte en elle des germes totalitaires, parce que le pouvoir y est en jeu. Des équilibres se font, qui empêchent le totalitarisme de se déployer (une tentation pour tous les acteurs), mais ces équilibres peuvent vaciller, et la tendance normale de toute organisation est l’efficacité qui suppose une fluidité parfaite de ses rouages et donc, parfois, des excès.

Erika Sattler d’Hervé Bel, Stock, 2020, 342 p.

Nous sommes en 1945. Les Russes envahissent la Pologne occupée par Hitler. Sur les routes enneigées, Erika Sattler, convertie au nazisme dès l'âge de seize ans, fuit avec des millions d’autres Allemands. La menace est terrible, la violence omniprésente. Pourtant, malgré la débâcle, Erika y croit encore : le Reich triomphera. Car l'esprit de cette femme est si borné, si formaté...

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