Lundi, le président de la République Michel Aoun a clairement pris le contre-pied de l’attitude chiite, dont les exigences bloquent jusque-là la formation du gouvernement du Premier ministre désigné Moustapha Adib. « Je propose d’abolir la répartition communautaire des portefeuilles dits régaliens et de ne pas les consacrer à des communautés en particulier afin que les compétences et la capacité à réussir, et non l’appartenance communautaire, soient les seuls critères de choix des ministres », a déclaré le chef de l’État. Ses propos ont instantanément provoqué une vague de réactions, notamment du mouvement Amal, responsable de ce qui est désormais connu comme le « nœud chiite », étant donné l’exigence de ce parti de garder le portefeuille des Finances. Il n’en fallait pas plus pour que certains sonnent le glas de l’entente de Mar Mikhaël conclue entre le Hezbollah et le Courant patriotique libre le 6 février 2006. Il faut dire que c’est loin d’être la première divergence de taille constatée entre les deux partis. Mais cela signifie-t-il que cette alliance, conclue entre un acteur qui désirait se donner une couverture « chrétienne » pour son action régionale et un autre qui aspirait à un rôle prépondérant – et justifié selon lui en raison de sa popularité – sur la scène locale, est en passe d’être déclarée morte et enterrée ? Rien n’est moins sûr, et les deux protagonistes, du moins dans leur rhétorique, continuent de s’y déclarer attachés.
Des signes avant-coureurs
Pourtant, les signes se multiplient depuis un certain nombre d’années. Déjà en 2013, Gebran Bassil, gendre de l’actuel président et ministre à cette époque, s’était démarqué du parti chiite en raison de l’appui de celui-ci à la prorogation du mandat du Parlement. « Nous les remercions parce qu’ils se sont tenus à nos côtés dans la bataille pour le projet orthodoxe (de loi électorale), mais nous n’avons pas pu les convaincre de ne pas proroger le mandat du Parlement, et eux ne nous ont pas convaincus de la nécessité d’une telle mesure », avait-il dit alors. « La lune de miel est terminée », avait alors écrit le mensuel Magazine, parlant d’un « repositionnement » du CPL sur la scène locale plutôt que d’une rupture de la relation stratégique.
Durant la période de deux ans et demi de vacance présidentielle, qui avait pris fin en 2016 avec l’élection de Michel Aoun, il a souvent été reproché au Hezbollah, du côté du CPL, de ne pas énoncer clairement l’appui de ce parti à son candidat. Ce qui a poussé le secrétaire général Hassan Nasrallah à déclarer explicitement son soutien à Aoun au cours de l’un de ses discours.
Plus tard, en février 2018, dans une interview accordée au mensuel Magazine, M. Bassil devait formuler des critiques – les plus virulentes jusqu’à cette date – à l’encontre de son allié chiite, lui reprochant de favoriser des options qui ne servent pas les intérêts de l’État et affirmant que c’est tout le Liban qui en paye le prix. Il l’a également accusé de n’avoir pas appliqué la clause de l’accord d’entente bilatérale portant sur la construction de l’État. Le fait qu’il ait réaffirmé son attachement à l’alliance avec le Hezbollah face à toute attaque israélienne ou terroriste est pratiquement passé inaperçu au vu de l’impact de ses autres propos.
Cependant, les divergences les plus graves ont fait leur apparition lors des élections législatives de 2018. Dans deux circonscriptions au moins, à Jbeil et dans le Baalbeck-Hermel, ce conflit a éclaté au grand jour : à Jbeil, le CPL ne s’est pas allié au Hezbollah et a fait échouer son candidat chiite. Et dans l’autre circonscription, l’une de celles où l’influence du parti pro-iranien est la plus grande, le CPL a présenté une liste indépendante. Alors qu’il n’avait pratiquement aucune chance de rafler des sièges, le CPL a ainsi contribué à l’échec du candidat sunnite sur la liste du Hezbollah et de ses alliés, au profit du candidat de la liste Forces libanaises-courant du Futur. Cet épisode aurait laissé des séquelles profondes sur les rapports, qui n’étaient déjà pas sans nuages, entre les deux formations.
Plus récemment, Gebran Bassil n’a pas ménagé son principal allié dans deux de ses récentes conférences de presse. Le 20 juin dernier, il a pris ses distances avec la proposition du Hezbollah de se tourner vers l’Est et déclaré ne pas vouloir « entrer en confrontation avec les États-Unis, mais préserver l’amitié liant les deux pays ». Le 16 août, le chef du CPL, tout en affirmant que l’alliance avec le Hezbollah est fondée sur la « défense du Liban face à Israël et au terrorisme », a glissé cette phrase, pour le moins intrigante : « Nous les défendons face à l’étranger, mais nous ne sommes pas obligés de défendre leurs erreurs sur le plan intérieur. »
Des divergences qui touchent aux fondamentaux
Dans un tel contexte, que reste-t-il de cette entente de Mar Mikhaël? Interrogé à ce sujet, Joe Bahout, directeur de l’Institut Issam Farès de l’AUB et professeur de sciences politiques, rappelle que ces divergences ont commencé à poindre dès l’élection de Michel Aoun à la présidence de la République.
« Il y a eu l’épisode des élections législatives, au cours duquel M. Bassil a refusé de faire le moindre compromis, explique-t-il. C’est là que le Hezbollah a dû se dire qu’il avait affaire à un allié compliqué. Et puis il y a eu les phrases de l’ancien ministre, sur Israël par exemple (sur la chaîne panarabe al-Mayadeen, le ministre avait estimé en décembre 2017 que le Liban “ne refuse pas l’existence d’Israël et son droit de jouir de la sécurité ”). Certaines prises de position de Michel Aoun lui-même ont ciblé le Hezbollah. Sans compter la querelle incessante du couple Aoun-Bassil avec Amal, l’indéfectible allié du Hezbollah, ce qui met ce dernier dans une position difficile. »
Toutefois, même si ces divergences ne sont pas nouvelles, l’expert estime qu’elles ont changé de nature, passant de la tactique politique et de tentatives d’une distanciation « cosmétique » à des questions qui touchent les fondamentaux. « Les raisons pourraient être multiples, dit-il. Serait-ce la crainte des sanctions internationales (qui pourraient cibler des personnalités du CPL) ? Ou MM. Aoun et Bassil auraient-ils estimé que cet accord a atteint une certaine limite et qu’il devient au contraire contre-productif, notamment sur la scène chrétienne ? Ou encore M. Aoun caresse-t-il toujours le rêve d’être au centre d’un consensus plus large ? Il ne faut pas oublier non plus les changements régionaux et la nécessité d’assurer ses arrières. »
L’entente de Mar Mikhaël est-elle pour autant en danger de mort? M. Bahout ne le pense pas, même si elle est sérieusement ébranlée. « S’ils lâchaient leur allié principal, les aounistes n’auraient pas pour autant de meilleures relations avec un vaste spectre politique, souligne-t-il. Ils pourraient perdre leur allié sans en gagner d’autres. Et de plus, je ne sais pas s’ils peuvent se payer le luxe de sortir de cette alliance sans de graves conséquences. L’idéal pour Gebran Bassil serait de continuer à joindre les deux bouts, et même cela devient de plus en plus difficile. Mais ses calculs sont-ils exacts ? Il semble penser que le Hezbollah a trop besoin de lui, mais mesure-t-il vraiment quels sont les calculs de ce parti ? »
commentaires (11)
"Un fauteuil pour deux", lui et son gendre.
Christine KHALIL
20 h 06, le 23 septembre 2020