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Culture - Concert

Beyrouth se souvient de ce qu’elle ne peut encore oublier

« Un mémorial » dans la douleur et l’amertume, mais aussi la détermination de triompher du mensonge et de l’adversité...

Beyrouth se souvient de ce qu’elle ne peut encore oublier

Les portraits des victimes du 4 août illuminés d’une bougie, dans une belle et émouvante scénographie de Jean-Louis Mainguy. Photos Anwar Amro/AFP

Quarante-sept jours plus tard, Beyrouth se souvient de ce qu’elle ne peut encore effacer. Avec son port saccagé, son silo déchiqueté comme la carcasse d’un vaisseau fantôme livré au vent pollué et aux émanations toxiques de deux incendies, ses immeubles éventrés, ses rues défigurées. Ses 200 morts et disparus, ses 6 500 blessés, mutilés, handicapés, ses centaines de milliers de sans-abri. La musique, les chants en chœur et en solo, la poésie, le verbe sont au chevet de la perle de l’Orient, dévastée. Méga-événement retransmis en direct sur plusieurs chaînes, « Recollect Beirut » (Bayrouth tinzakar), avec ses centaines de participants (musiciens, choristes, chanteurs, acteurs, écrivains, compositeurs), a permis d’évoquer ces morts absurdes et criminelles à cause de l’incurie de l’État. Une célébration commémorative, mais aussi source d’espoir et de vie afin de tenter de panser les plaies encore béantes dans un pays désargenté, failli et moribond….La musique, les chants et le verbe des vivants se sont élevés en un cérémonial grave et empreint d’une humanité meurtrie. Non au port, comme prévu au départ… l’événement ayant été relocalisé à cause du degré de pollution persistant dans la zone portuaire. C’est donc devant la façade du palais Sursock, joyau de l’architecture florentino-vénitienne à la libanaise et monument symbole qui a résisté à deux guerres mondiales et aux assauts de l’occupation ottomane, aujourd’hui en ruines, que s’est déroulé ce devoir de mémoire. Un palais dont la gardienne et figure emblématique du patrimoine beyrouthin, lady Yvonne Cochrane, s’est éteinte récemment à la suite de ses blessures dans la gigantesque déflagration du 4 août.

Une célébration pas comme les autres car sans public, Covid-19 oblige, pour évoquer et invoquer Beyrouth, reine des villes. Et tenter de conjurer son sort funeste, rendre l’espoir et la certitude d’un lendemain meilleur…


Fadia Tomb el-Hage.


Un peu plus loin que l’œil même du cyclone

À vol d’oiseau d’un port dévasté, dans un paysage lunaire d’apocalypse qui n’a guère ému les gens du pouvoir, du moins pas suffisamment pour se déplacer sur les lieux du saccage ou exprimer la moindre compassion aux malheureux touchés par un drame qui les dépasse. Un peu plus loin que l’œil même du cyclone, tel un théâtre anéanti, c’est le palais Sursock, merveille du patrimoine national dans sa souveraine élégance, qui prête son écrin, malgré ses pans de mur lézardés, sa façade défaite, sa toiture soufflée, son jardin abîmé.

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En ce lieu autrefois festif et glorieux dans sa beauté princière et aristocratique, se sont retrouvés, graves, recueillis et solennels, tous les participants, vêtus de noir, face un horizon où se profile une mer témoin de tant d’horreurs. Les chœurs (Université antonine, NDU, al-Mabarrat) ainsi qu’un orchestre de chambre de plus d’une trentaine de musiciens dirigés par les chefs d’orchestre Toufic Maatouk et Khalil Rahmé. À leurs côtés, la chanteuse Fadia Tomb el-Hage à la voix chaude et ductile (qui a ouvert le concert par ce superbe Li Beyrouth sur la mélancolique mélodie d’Aranjuez de Joaquin Rodrigo), le musicien Omar Rahbani qui s’est contenté de jouer au piano avec la main gauche car la droite est encore bandée et munie d’une attelle… Virtuelle, la prestation de Tania Saleh (qui a chanté le très à-propos Les fenêtres, aujourd’hui sans quadrature ni vitres), de Zade Dirani, ainsi que celle du compositeur Gabriel Yared (qui a joué un passage du Patient anglais comme une offrande aux souffrances des Libanais à travers l’esprit de Jean-Sébastien Bach), tandis que le pianiste et compositeur Abdel Rahman el-Bacha a offert un morceau de son cru pour les victimes d’une déflagration qui rivalise avec celle de Nagasaki.


En ce lieu autrefois festif et glorieux dans sa beauté princière et aristocratique, se sont retrouvés tous les participants, vêtus de noir, arborant un air grave, recueilli et solennel. Photo Nabil Ismaïl


Avec un verbe vibrant et intense, pour une nuit sans étoiles, les mots du dramaturge et poète Wajdi Mouawad ont été récités en un arabe guttural et doux comme un fruit d’Orient par Rifaat Tarabey et scandés en français en un touchant chant a capella par Fadia Tomb el-Hage.

L’académicien Amin Maalouf a ensuite pris le relais du ruban des notes. Livrant une prière dont on cite volontiers des bribes : « De Beyrouth, capitale blessée, une prière vers le Ciel, quelle que soit la langue dans laquelle on Le prie, quel que soit le nom par lequel on L’invoque… »


Les portraits des victimes du 4 août illuminés d’une bougie, dans une belle et émouvante scénographie de Jean-Louis Mainguy. Photo Nabil Ismail


Évènement d’envergure et cérémonie marquante, surtout pour sa part de consolation, de solidarité, de fraternité, de compassion et de condoléances, réalisée par Bassem Christo (filmée en direct et transmise par la chaîne LBCI) avec une scénographie artistique teintée de spiritualité, sobre et de bon aloi, signée par ce fin esthète au regard implacable, Jean-Louis Mainguy. Surtout pour cette impétueuse et intrépide caméra qui traque le cœur d’un tsunami impitoyable ainsi que ce défilé en flot d’images incroyables dans leur horreur. Se taire devant tant d’abjecte dévastation devient pire que de la lâcheté… Dénoncer, c’est se libérer. De même que la souffrance de ces morts violentes dont la liste s’allonge encore jusqu’à aujourd’hui. On ne peut résister de citer des noms qui sont gravés à jamais dans la mémoire collective. D’abord, la petite Alexandra, Sahar, Joe, Gaia, Al, Ralph, Hassan, Georges, Élie et tant d’autres…

Ni Te Deum ni Requiem, mais peut-être les deux à la fois, dans une version d’un cérémonial spontané et inédit. Ni chants funéraires ou lugubres, mais plutôt un « devoir de mémoire », un soubresaut de vie, un élan d’espoir, un besoin de crier sa rage, de manifester son amertume et sa déception devant tant de destructions et de morts vaines.

Qui souffre résiste. En cela, les Libanais sont devenus des champions. « Recollect Beirut » en témoigne tant la volonté de vivre dans la joie et la dignité, le désir de vaincre le mensonge par la vérité, de tronquer la laideur par la beauté sont inébranlables. Qu’on se le dise, Beyrouth ne meurt pas, ne disparaît pas. Elle revient toujours plus vivante et plus belle que jamais.

Quarante-sept jours plus tard, Beyrouth se souvient de ce qu’elle ne peut encore effacer. Avec son port saccagé, son silo déchiqueté comme la carcasse d’un vaisseau fantôme livré au vent pollué et aux émanations toxiques de deux incendies, ses immeubles éventrés, ses rues défigurées. Ses 200 morts et disparus, ses 6 500 blessés, mutilés, handicapés, ses centaines de...

commentaires (1)

Un cri du coeur le chant du Phoenix. Merci Edgar pour cet hommage sublime inconditionnel à Beyrouth à sa population meurtrie et comme d'habitude superbement décrit !

Nouna Chidiac

17 h 08, le 22 septembre 2020

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Commentaires (1)

  • Un cri du coeur le chant du Phoenix. Merci Edgar pour cet hommage sublime inconditionnel à Beyrouth à sa population meurtrie et comme d'habitude superbement décrit !

    Nouna Chidiac

    17 h 08, le 22 septembre 2020

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