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Culture - Témoignage

« Jupiter a désormais une sœur, Mina »

Pour elle, ils ne sont pas que ciment. Ils sont une entité qui a protégé une partie de la ville. Sans les silos, Beyrouth tout entière aurait été anéantie. Alors à son tour, Nadine Touma rêve de protéger ce monument, de l’honorer et surtout d’honorer la mémoire, celle qui nous permet d’avancer et de répondre à la question, quel Liban voulons-nous ?

« Jupiter a désormais une sœur, Mina »

Nadine Touma étreint les silos du port de Beyrouth et rêve qu’ils deviennent un monument aux victimes.

Heureux celui qui avait son ange gardien en éveil ce jour-là. Le 4 août 2020, Nadine Touma, comme tant de miraculés, avait le sien. Après une semaine passée au lit, elle sort pour la première fois afin de rendre visite à la maman de son amie et à la sienne. En chemin, elle s’arrête d’abord pour acheter un gâteau, ensuite pour photographier un gardénia en fleurs sur la route du port. Lorsqu’elle arrive à destination, l’explosion a lieu. La boulangerie s’est effondrée, son lit est couvert de vitres brisées et son chemin a failli être celui de la mort. Le miracle aura opéré trois fois. Trois jours plus tard, une idée germe dans son cerveau encore intact… grâce à l’intervention des anges.

Une activiste bien avant la thaoura

Parce que le monument est une balise de repérage temporelle et géographique, parce qu’il est un lieu de célébration du passé, parce qu’il joue le rôle de médiateur entre le passé et le présent, comme un espace du souvenir et de la célébration, une expression d’une histoire par rapport aux autres histoires. Parce qu’elle est une femme d’action, une idéaliste aussi, une activiste née, une inconditionnelle citoyenne, c’est en regardant ce paysage de désolation qu’elle réalise : « Nous n’avons jamais eu de mémorial de guerre, nous avons vécu la guerre et jamais un lieu de recueillement n’a été érigé. Pire, on a voulu effacer notre mémoire, on nous a empêchés de faire notre deuil. »

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Pour ne pas oublier le 4 août 2020 : les silos, mémorial aux morts ?

Dans les années 90, Nadine Touma a fait partie des activistes qui s’opposaient au projet de Solidere, aux carrières qui éventraient les montagnes, à l’amnistie générale et à l’initiative d’arracher les rails du tramway. À 17 ans, alors qu’elle est étudiante aux États-Unis, elle s’intéresse à la politique, concernée par la conscience collective, par le problème identitaire, elle ne cesse de se documenter sur les problèmes qui touchent son pays, Israël et la cause palestinienne. Obsédée par les événements tragiques en rapport avec les guerres dans le monde, Nadine Touma a toujours fait des recherches. « Je lisais beaucoup à propos du Vietnam, de Hiroshima, des récits de guerre et de tout ce qui se construit autour », se souvient-elle. Quand son père décède, elle rentre au Liban en 1994 pour terminer ses études. « Beyrouth vivait un essor culturel, une période où l’on rêvait, nous étions la génération de guerre avec de grandes idées pour l’avenir, mais les gens étaient épuisés et notre discours n’intéressait plus personne. Pas de réseaux sociaux pour transmettre notre message, pas de médias pour couvrir nos actions, on se couchait par terre devant les tracteurs qui voulaient nous empêcher de manifester. Nous n’étions pas nombreux, la religion ne nous différenciait pas et aucun de nous n’appartenait à un parti politique, on avait conscience de notre citoyenneté avant tout, ayant tous étudié à l’étranger. On se rendait compte que rien n’avait été fait, alors aujourd’hui il est temps d’agir. »

« Nous n’avons jamais eu de mémorial de guerre, nous avons vécu la guerre et jamais un lieu de recueillement n’a été érigé. Pire, on a voulu effacer notre mémoire, on nous a empêchés de faire notre deuil. » Photos DR

Et les silos saignent et pleurent…

« Aujourd’hui, reprend Nadine Touma, il est impératif de préserver les silos dans leur état, et de construire autour un lieu de rencontre. Un mémorial commun, un espace de paix et d’union, sur lequel se greffe une philosophie. Comment après ce tremblement de terre émotionnel, humain, politique et économique, reconfigurer la vision d’un pays, d’une nation ? » Dans ses recherches, elle fait une drôle de découverte, une incroyable coïncidence. Le dôme en ciment construit autour de Hiroshima fut exécuté par la même compagnie tchèque qui a bâti les silos du port de Beyrouth. « C’est une ingénierie extraordinaire », s’exclame-t-elle, admirative, avant d’ajouter : « Si ce n’est pas un signe, alors qu’est-ce que c’est ? » « Dans un désastre chacun trouve sa place, estime-t-elle. Je rêve d’un parc public autour de ces silos où l’on viendrait se prélasser face à la mer avec les cimes pour témoins, ou l’on ferait voler un cerf-volant, se raconter des histoires. Parce que la nature guérit et aide à panser ses plaies. Qui de nous n’est pas retourné vers les sentiers de pins durant le confinement ? J’ai même imaginé un petit amphithéâtre à la manière de celui de Byblos qui réunirait toutes les confessions et toutes les classes sociales. Un lieu de vie pour sublimer la mort. De par leur architecture, leur forme, leur ouverture sur la mer et sur la montagne, la couleur blanche et le soleil qui cogne dessus, j’ai cru même y voir les colonnes de Baalbeck et Jupiter pour les protéger. Et j’ai pensé que Jupiter a désormais une sœur. Et cette magnifique métaphore des silos qui déversent le blé, comme s’ils saignaient ou pleuraient. Ce blé qui fait le pain et qui réunit tous les Libanais. » Après avoir contacté les journalistes, les architectes, les médias, après avoir fait parvenir son message au ministre de la Culture, au mohafez et au président de la municipalité de Beyrouth, Nadine Touma tient bon. Et lorsque le Koweït annonce son aide financière pour la reconstruction des silos, elle déploie tous ses efforts pour convaincre les autorités de placer cet argent ailleurs. « Ce morceau de terre a de la valeur, celle des vies des disparus, dit-elle, alors donnez-nous cette petite parcelle comme mémoire pour pleurer nos morts, nous en souvenir, sublimer leur départ et réapprendre à vivre. »

Heureux celui qui avait son ange gardien en éveil ce jour-là. Le 4 août 2020, Nadine Touma, comme tant de miraculés, avait le sien. Après une semaine passée au lit, elle sort pour la première fois afin de rendre visite à la maman de son amie et à la sienne. En chemin, elle s’arrête d’abord pour acheter un gâteau, ensuite pour photographier un gardénia en fleurs sur la route du...

commentaires (3)

Il y a ici deux réflexions : (1) Oui il faut absolument conserver ce qui reste des silos qui provoquent une grande émotion là où ils sont restés debout en protégeant quelques uns; (2) Le mot "martyr(s)" . Ce mot associé à tant de terreur ! A chaque fois que je l'entends ou je le lis, c'est un coup de poignard et une offense au souvenir de toutes ces innocentes victimes de Beyrouth et d'ailleurs dont les vies ont été fauchées par justement ceux qualifiés ainsi par des bandes criminelles. Nous devons y réfléchir car le mot est devenu une insulte.

Lillie Beth

16 h 24, le 26 août 2020

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Commentaires (3)

  • Il y a ici deux réflexions : (1) Oui il faut absolument conserver ce qui reste des silos qui provoquent une grande émotion là où ils sont restés debout en protégeant quelques uns; (2) Le mot "martyr(s)" . Ce mot associé à tant de terreur ! A chaque fois que je l'entends ou je le lis, c'est un coup de poignard et une offense au souvenir de toutes ces innocentes victimes de Beyrouth et d'ailleurs dont les vies ont été fauchées par justement ceux qualifiés ainsi par des bandes criminelles. Nous devons y réfléchir car le mot est devenu une insulte.

    Lillie Beth

    16 h 24, le 26 août 2020

  • Une trés bonne idée! Un monument non seulement qui représente l'ampleur du crime, mais aussi qui a vécu notre malheur. Nous devons a nos martyrs, nos blessés, et la destruction de nos biens, commémorer pour toujours le génocide de Beirut 2020. JMB

    Joseph Bouchi

    11 h 20, le 26 août 2020

  • Initiative très touchante! Merci Nadine Touma pour cette lueur d'espoir que vous diffusez dans nos coeurs, merci de nous rappeler le devoir de mémoire, nécessaire à toute nation qui se (re)construit, et de veiller à ouvrir les coeurs à l'après 4 aout, on est là pour vous appuyer et vous soutenir dans vos démarches.

    Hélène Yammine

    10 h 53, le 26 août 2020

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