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Lifestyle - Photo-roman

« Quand on a vu ton appartement, on a cru que tu étais morte ! »

Une Libanaise blessée suite à l’explosion retrouve son quartier et son appartement qu’elle n’avait pas vus depuis le 4 août.

« Quand on a vu ton appartement, on a cru que tu étais morte ! »

Photo d’illustration Sherine Geagea

Je ne suis plus rentrée chez moi après le 4 août. Depuis cette date, à chaque fois que l’on me demande « qu’est-ce qui s’est passé ? », « qu’est-ce qui t’est arrivé ? », « et ton appartement ? », « tu étais où au moment de l’explosion ? »,

« tu faisais quoi ? », « tu as vu le feu depuis ta fenêtre qui donne sur le port ? », « pourquoi tu es restée plantée chez toi ? », et toute cette foule de questions que l’on se pose comme un leitmotiv, comme si elles pouvaient faire reculer les aiguilles et sauver quelque chose, je regarde mon bras plâtré, les cinquante points de suture qui traversent mon crâne depuis ma nuque jusqu’à mon front, les entailles sur mes genoux, mes yeux alourdis par le poids des ecchymoses et je réponds : « Je ne sais pas, je ne me souviens plus de rien. » Mes cauchemars me renvoient tantôt une porte qui s’arrache et me défonce le visage, tantôt un meuble qui me tombe dessus, parfois une tempête de débris de verre qui m’avalent et broient ma peau, les morceaux d’un puzzle que j’essaye de recoller voilà trois semaines, sans y parvenir. Et puis hier matin, de but en blanc à ma sœur qui m’héberge dans sa maison de montagne depuis l’explosion : « Je veux aller voir, j’ai décidé. »

Les cendres de mon quartier

Une fois sur place, impression de vertige. Je ne reconnais plus ce quartier qu’aucune guerre n’avait pourtant réussi à défigurer. Je ne sais plus où je marche, quelles ruines je découvre, quel souvenir j’écrase, je me sens étrangère dans ma propre ville. J’ai peur. Sur ma béquille, je clopine entre les amas de verre, de bois, de restes d’appartements saccagés et de vies fauchées, à la recherche de ces visages familiers à qui je disais quotidiennement « bonjour, bonsoir, à demain », en ne soupçonnant pas un instant qu’un jour, ce petit restant de douceur pourrait ne plus exister. Plus que nos appartements, nos entreprises, nos repères, nos chairs et ceux qui nous sont chers, ils auront réussi à éteindre cette étincelle au fond de nous, qu’on croyait pourtant irrépressible. Et puis le bilan qui tombe.

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Je croise l’épicier Gergès, à travers le nylon qui lui sert désormais de vitrine. Il me montre le peu de marchandises qui ont survécu au massacre, il me dit qu’une fois ce stock écoulé, il ne rouvrira plus, « à quoi bon ? ». Lui non plus ne dort plus de la nuit, pris entre son immense colère et l’impossibilité de se battre. Plus loin, la pharmacienne Sylva et son brushing légendaire, en dessous d’un bandage sur le front. « Tout va bien habibté, on a vu pire, ce n’est rien, tout s’arrange. » Je me dis qu’il faudra que des générations de psychologues se penchent sur nous, et peut-être que même ça ne réparera pas nos blessures. En face, le kiosque à journaux, et Maroun, planté là devant ces unes qui ne vomissent plus que les mauvaises nouvelles d’un monde en débâcle. Il fait défiler sur son portable les morts et les blessés qu’il a portés sur ses épaules. J’ai la nausée. « Ci-gît la teinturerie. L’employé indien est décédé sur le coup. Ci-gît la boutique de nouveautés, aucune robe n’a été épargnée. Ci-gît la boulangerie, trois clients y ont été gravement blessés. Ci-gît cet immeuble délabré que tu aimais, tu vois cet amoncellement de pierres ? Voilà ce qu’il en reste », me dit-il entre deux rires nerveux. Son regard frise la folie. Qu’ont-ils fait de nous ? Je reste là, immobile, hagarde, parmi ce monde qui a pris cent ans en une seconde, avec juste l’envie de prendre Beyrouth dans mes bras.

Tout me revient

Dans le hall de l’immeuble, à bout de souffle, je tombe sur mon voisin de palier qui, en dépit de ses deux jambes plâtrées, me saute littéralement au cou : « C’est un miracle, quand on a vu ton appartement, on a cru que tu étais morte ! » Aussitôt, ma béquille sous l’aisselle, je grimpe par deux les marches vers mon appartement. À défaut de porte, laquelle a été retrouvée dans la cour de l’immeuble, je suis accueillie par une vieille horloge, de guingois quoique tenant par miracle sur le mur de l’entrée, et coincée quelque part autour de 18h8. Et là, au milieu de ma vie arrêtée au 4 août, 18h8, tout me revient. La fumée au port que j’observe d’un œil presque désintéressé. « Encore un employé qui a dû faire une bêtise, ça va s’arranger », le dernier texto envoyé à une amie, une poignée de minutes avant notre Hiroshima à nous. Puis le sol qui va et vient sous mes pieds nus, le vieux réflexe de guerre d’aller se cacher dans la salle de bains, le souvenir de ma voix qui hurle : « Ils sont en train de bombarder », sans avoir la moindre idée de qui sont ces ils, et ils bombardent quoi. À peine le temps de faire trois pas que le souffle vient étrangler la maison et renverser ma vie, toute ma vie, sur ma tête, mon bras. Me reviennent les cris qui rebondissent entre les murs, l’envie de m’assoupir et ne plus me réveiller, et ensuite cette force occulte qu’on appelle l’instinct de survie qui me ramasse du sol, me porte entre les débris de verre, vers le squelette de mon téléphone. Me revient la voix de ma fille qui braille : « Maman, qu’est-ce qui se passe, maman viens ! » Et moi qui dompte la mienne : « Ne t’inquiète pas, je suis là. » Je revois mes mains noyées de mon propre sang, visqueux, mes doigts tremblants, tapoter sur mon écran, à l’affût de mes amis, de mes parents, de mes proches. Me reviennent leurs lignes fermées qui m’inquiètent au plus haut point, des vagues de messages qui disent « faites gaffe, ils risquent de continuer à bombarder ». Mon passeport, quelques billets dont je m’empare de dessous les décombres, encore un vieux réflexe de guerre, puis la traversée interminable de la cage d’escalier, dévorée par une fumée grise, puis la découverte de ma rue, dans le même état que mon appartement, mes jambes qui lâchent enfin, et une mobylette qui s’arrête à ma vue, des bras qui m’entourent, puis le silence.

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Tout cela me revient et pour la première fois, une atroce réalisation, j’ai peur de ma propre maison, j’ai peur de ma propre ville. Aussitôt, je décide de déguerpir. Je ne reviendrai plus jamais. En partant, un ouvrier me tend une photo, « l’une des seules choses qui ont pu être sauvées », me dit-il. Sur ce bout de papier glacé, je suis sur les genoux de ma mère, avec une infinie insouciance dont il ne reste plus que des miettes aujourd’hui. Je ne sais pas pourquoi, mais je pense instinctivement à cette phrase on ne peut plus cliché que ma mère me répétait depuis l’enfance : « Ce qui ne te tue pas te rend plus forte. » Et pour la première fois, j’ai envie de lui dire : « Tu m’excuseras maman, mais tu te trompes éperdument. » Je ne suis peut-être pas morte, mais comme des millions de Libanais, quelque chose en moi a été assassiné.

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Je ne suis plus rentrée chez moi après le 4 août. Depuis cette date, à chaque fois que l’on me demande « qu’est-ce qui s’est passé ? », « qu’est-ce qui t’est arrivé ? », « et ton appartement ? », « tu étais où au moment de l’explosion ? »,« tu faisais quoi ? », « tu as vu le feu depuis ta fenêtre qui donne sur...

commentaires (2)

Quelle courage de revenir voir l'endroit ou l'on a tout perdu...cette explosion est tatouée dans nos entrailles. Et nous je serons plus jamais les memes. Notre dernier souffle a été arraché et laisse un trou noir et béant.

Jisr Leila

18 h 11, le 24 août 2020

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Commentaires (2)

  • Quelle courage de revenir voir l'endroit ou l'on a tout perdu...cette explosion est tatouée dans nos entrailles. Et nous je serons plus jamais les memes. Notre dernier souffle a été arraché et laisse un trou noir et béant.

    Jisr Leila

    18 h 11, le 24 août 2020

  • 2 groupes d'accusés. Ceux qui sont acheté la marchandise infernale, et ceux qui l'ont admiré en fermant les yeux, et en tournant le dos. Tous des criminels contre l'humanité.

    Esber

    11 h 22, le 24 août 2020

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