
La double explosion au port de Beyrouth, qui a ravagé la capitale. Photo d’archives AFP / STR
Finira-t-on par connaître, une fois n’est pas coutume, la vérité sur les responsabilités derrière le drame du port de Beyrouth ? Toutes les responsabilités ? Ou, au contraire, l’enquête sur la double déflagration, qui a fait plus de 150 morts et 5 000 blessés, finira-t-elle en queue de poisson, avec la mise en accusation de menu fretin ? Hier en soirée, de premières arrestations ont été annoncées. L’avocat général près la Cour de cassation, le juge Ghassan Khoury, a ainsi ordonné le placement en détention provisoire, pour les besoins de l’enquête, du directeur général des douanes, Badri Daher, de son prédécesseur Chafic Merhi et du directeur général du port, Hassan Koraytem, à l’issue d’un interrogatoire de cinq heures. Dès les premières heures qui ont suivi les explosions de mardi, le chef du gouvernement, Hassane Diab, avait promis que les responsables de la catastrophe devront « rendre des comptes ». Hier, le président de la République, Michel Aoun, a martelé que « la seule façon pour les proches des victimes de pouvoir faire leur deuil est de traduire en justice les responsables ». Tout en ajoutant que « les appels à une enquête internationale sur l’affaire du port ont pour but de diluer la vérité ».
Après le drame, a été ouverte une enquête judiciaire diligentée par le procureur général près la Cour de cassation, Ghassan Oueidate, en collaboration avec le tribunal militaire. Hier, dans le sillage des propos du président quant à l’hypothèse d’« une intervention extérieure, au moyen d’un missile, d’une bombe ou d’un autre moyen », dans l’éruption du drame, M. Oueidate a demandé à la police criminelle de s’enquérir de la présence de drones dans l’espace aérien.
Sur le plan de la responsabilité des fonctionnaires, après que le parquet de cassation eut demandé mercredi aux services sécuritaires d’enquêter et de collecter tous les documents liés au stockage de matières explosives emmagasinées dans le hangar 12, celui où se trouvaient 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, seize fonctionnaires du port de Beyrouth et des douanes ont été arrêtés le jour même et le lendemain. Une interdiction de voyager avait par ailleurs frappé le directeur des douanes, Badri Daher, Chafic Merhi, ainsi que Nayla Haje, Nehmé Brax, Michel Nahoul, Georges Daher, Moustapha Farchoukh et Hassan Koraytem. Le parquet a en outre demandé à la commission spéciale d’investigation (CIS) de la Banque centrale de geler les comptes bancaires de tous ces fonctionnaires.
En soirée, une source informée avait indiqué que des experts français venaient d’arriver pour mener des investigations dans le cadre d’une enquête ouverte par le parquet de Paris, vu que 21 Français ont été touchés par la double explosion. Le nitrate d’ammonium avait été déchargé en 2014 d’un cargo baptisé Rhosus, appartenant à un ressortissant russe, Igor Grechushkin, et qui assurait la liaison Géorgie-Mozambique. Mais arrivé près de Beyrouth, ce bateau battant pavillon moldave avait fait face à des problèmes techniques. Sur requête du ministère des Transports et des Travaux publics, au motif que la marchandise pouvait causer un grave danger pour l’environnement, Jad Maalouf, ancien juge des référés de Beyrouth, avait autorisé la mise en cale sèche du navire, ainsi que le transfert et le stockage de la cargaison. Dans son jugement du 27 juin 2014, M. Maalouf avait soumis son autorisation à deux conditions : que le ministère des Transports choisisse lui-même un lieu pour un entreposage sécurisé du nitrate d’ammonium ; et le placement de ce stock sous la garde du ministère. Sur ce point, une source judiciaire affirme que le juge des référés n’étant pas un juge militaire, il n’a pas la compétence de savoir si le site choisi par le ministère était opportun ou non. Lorsque des matières dangereuses sont stockées de manière adéquate, elles peuvent être préservées indéfiniment, note cette source, citant en exemple les explosifs appartenant à l’armée. Sachant qu’il avait ordonné, comme pour tous les produits chimiques, de stocker l’ammonium dans un endroit sécurisé, M. Maalouf n’avait donc pas à s’enquérir de la sûreté de la marchandise dans le port. Dès la survenue de la catastrophe, le directeur général des douanes, Badri Daher, avait rejeté les accusations portées contre lui, rejetant la faute sur M. Maalouf, qu’il a dit avoir alerté à de multiples reprises. Or la source judiciaire précitée affirme que ce dernier n’a pas fait suite à ses demandes parce que d’une part la direction des douanes n’a pas qualité à le faire, la partie concernée étant le seul ministère des Transports, et que d’autre part elle ne l’a jamais notifié selon les procédures légales. Certes, M. Daher avait demandé six fois au moins l’autorisation de pouvoir soit exporter la marchandise, soit la vendre à une société établie dans le caza du Koura, la Lebanese Explosive Company, mais il avait formulé ses requêtes dans de simples lettres. Or les missives adressées aux tribunaux sont inadmissibles au plan de la procédure. La source indique que M. Maalouf aurait pu d’ailleurs se contenter de mentionner l’existence de ces lettres dans des procès-verbaux sans y donner suite, mais par excès de zèle, il les transmettait à chaque fois au ministère des Transports par l’entremise du département du contentieux de l’État. Celui-ci n’aurait réagi que la première fois (2015), lui demandant alors d’obliger une agence maritime à exporter la marchandise. Or celle-ci ne peut y être contrainte. Le juge des référés, qui a compétence à prendre seulement des mesures conservatoires, aurait alors demandé au ministère de lui fournir des motifs juridiques lui permettant de statuer sur l’exportation des produits. Celui-ci n’aurait plus jamais répondu, alors que le juge comptait entendre les propriétaires de l’agence maritime et mener d’autres investigations. Selon la source précitée, il fallait qu’un représentant du service du contentieux de l’État se présente au greffe du tribunal pour prendre les documents servant à notifier l’agence, mais il n’en a rien été, et la demande du ministère a été abandonnée. En tout état de cause, poursuit-elle, puisque le ministère avait la garde de la marchandise, il pouvait en disposer comme il le voulait, d’autant que celle-ci n’était pas sous saisie judiciaire. Et de se demander pourquoi il ne l’avait pas fait, sachant que lorsqu’une marchandise n’a pas de propriétaire, l’État peut s’en saisir et la soumettre à une vente aux enchères. À noter que suite aux permutations judiciaires de 2017, M. Maalouf avait été muté en octobre de la même année. Le service des douanes avait présenté une nouvelle fois à son successeur une demande d’autorisation d’exportation ou de vente, avant qu’en février 2018, il y a deux ans et demi, le dossier soit totalement délaissé, affirme encore la source.
Selon des informations non confirmées, la Sûreté de l’État avait depuis plusieurs années et à plusieurs reprises mis en garde les gouvernements qui se sont succédé depuis 2014 contre le danger du stockage du nitrate d’ammonium. Celui-ci avait été confisqué sous le gouvernement de Tammam Salam.
"... la partie concernée étant le seul ministère des Transports, ..." alors? Qu’est-ce qu’on attend pour les arrêter aussi?
15 h 14, le 08 août 2020