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Idées - Explosions à Beyrouth

Le Choc

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Image de l’explosion du 4 août 2020, dans le port de Beyrouth. Mikhail Alaeddin/Sputnik via AFP

Au lendemain de l’explosion, Beyrouth faisait deux bruits : un silence de mort et un bruit d’enfer. On aurait dit qu’elle s’était dédoublée sous le choc. Il y en avait une qui tenait debout, muette, et il y en avait une, à ses pieds, qui faisait un bruit de sirènes et de moteurs de voitures. L’une, en béton, n’avait plus de vitres aux fenêtres, plus de balcons aux balcons, l’autre s’était envolée, comme on le dit de la raison en arabe. Les quelques maisons anciennes rescapées de la guerre et de la reconstruction étaient en loques, la plupart des monuments sans âme étaient intacts. Les rues, les trottoirs étaient jonchés de vitres brisées. D’un quartier à l’autre, les ordures amoncelées brillaient sous cette grêle de verre. Dehors, dedans, les gens balayaient. Ils osaient à peine se regarder. Chacun avait peur de voir ce qu’il vivait sur le visage d’en face. Un ancien combattant m’a raconté, impassible, les yeux secs, le déroulement de l’horreur, son fils sauvé in extremis, les blessés qui arrivaient, n’arrivaient pas jusqu’à l’hôpital. Puis, n’ayant plus rien à ajouter, ce visage sans vie s’est écroulé. Il s’est mis à pleurer, d’un coup, tout ce qu’il avait retenu. Il s’essuyait le visage comme il venait d’essuyer le sol et il continuait à pleurer.

Il n’arrivait plus à se garder pour lui. Il n’avait même plus la force d’en avoir honte. Il nous résumait. Nous sommes tous déchirés entre impuissance et volonté, douleur et rage, force de résister et vertige. Beaucoup ont vu la mort arriver hors la vie : hors cadre, hors temps, hors nature. Comme si elle était encore autre chose que la fin d’une existence. Mais quoi? On ne sait pas dire. Nous venons de faire l’expérience individuelle d’une attaque cardiaque collective. Et cette « attaque », qu’est-ce que c’est ? Un accident? Non. L’entreposage, depuis cinq ans, de 2 750 tonnes d’explosif aux côtés d’un dépôt de feux d’artifice est en soi un crime innommable qui relève de la responsabilité d’une longue liste de postes de la base au sommet de l’État. Mais encore ? Qui, quoi, comment s’est déclenchée l’explosion ? De nombreuses hypothèses circulent. À l’heure qu’il est, nous sommes encore dans le noir ; condamnés, outre l’effroi, à un supplément d’humiliation qui consiste à encaisser sans savoir, sans explication. D’un côté, le président Aoun évoque la possibilité d’un missile ou d’une bombe, de l’autre il rejette les appels à l’ouverture d’une enquête internationale au prétexte qu’elle « diluerait la vérité ». Cette manière insidieuse de laisser planer le doute, de liquider l’évidence sur le ton de l’évidence, de faire diversion, d’effrayer sans protéger, de prétendre assurer la sécurité en sommant les manifestants de rentrer chez eux, d’être au pouvoir sans être aux commandes, cet énorme non-dit qui plane au-dessus de nos têtes comme il y a trois jours le terrible nuage rose, qu’est-ce que cela signifie ? Combien de temps encore les Libanais vont-ils supporter d’être emportés, déportés, secoués, cassés : niés dans leur être ?

Nous savons tous que la solidarité dans l’épreuve et la douleur est d’une force et d’une générosité inouïes au Liban. Un bien unique, irremplaçable. Cet élan, les Libanais l’ont et le donnent sans compter. S’il était possible de reconstituer la bande-son des messages adressés par les uns aux autres pour s’inquiéter, s’enquérir, proposer de l’aide, un toit, des bras, pour s’épauler, se dire chanceux de n’avoir perdu qu’une maison et pas un proche, d’avoir été blessé et pas tué, s’il était possible d’enregistrer toutes ces voix qui se croisent dans les airs, se portent au secours les unes des autres, on obtiendrait assurément un chef-d’œuvre d’humanité. C’est dans le domaine du travail collectif, de la coordination, du civisme, de la mise en veilleuse des ego que nous sommes indigents. Le choc du 4 août sonne-t-il la fin de ce divorce ? Les passagers du naufrage se cherchent à présent un équipage, un partage efficace des tâches. Il faut avoir le courage de renoncer à une partie de nos états d’âme pour favoriser la construction de cette clé de voûte. Comment faire pour que chacune, chacun d’entre nous parvienne à une mise à l’écart des petites différences et des susceptibilités qu’elles génèrent, au seul profit du pays ? Nous savons tous que l’heure est à l’oubli de soi. Et nous avons tous le plus grand mal à y parvenir. Il importe désormais de reconnaître et de traiter ce phénomène psychique autant que politique.

Dans notre petit pays atomisé, infiltré de tous côtés par les ingérences et les invasions extérieures, chacun, chacune d’entre nous a dû, pour survivre, s’improviser un pays portatif. Si bien que le courage individuel est aussi extrême ici que la mégalomanie. Nous avons tous un mal fou à trouver notre place, à confier celle qui convient à qui elle convient. Au même titre que l’État, le travail collectif est à construire à partir de presque zéro. « Presque » recouvrant les résistants de l’intérieur du service public qui sont d’autant plus héroïques que le secteur est sinistré.

Il est trop tôt pour réfléchir, trop tard pour attendre. Nous n’avons plus le choix. Il faut s’unir. Il faut tout faire pour essayer de transformer ce choc en carte de la dernière chance. Il faut en finir avec ce pouvoir moribond qui ne doit plus son dernier souffle qu’à sa perversion. Il faut que l’opposition politique se fédère. Je ne parle évidemment pas de l’opposition opportuniste improvisée par quelques chefs de clans issus du tronc pourri et menaçant de revenir au pouvoir. Je parle des nombreux partis et groupes qui travaillent d’arrache-pied contre celui-ci. Oublions nos différends, concentrons-nous sur ce qui peut encore aider les habitants de ce pays à respirer, à relever la tête.

J’aime cette phrase de Noam Chomsky : « Le courage, c’est de continuer à se battre quand il n’y a plus d’espoir. » J’ai envie d’ajouter : il y a mieux que l’espoir, il y a la résistance, ou la morale du faire ce que l’on a à faire. Cela implique de donner le maximum tout en sachant que l’essentiel n’est pas soi mais ce qui, après soi, continue la vie.

Par Dominique EDDÉ

Écrivaine.

Au lendemain de l’explosion, Beyrouth faisait deux bruits : un silence de mort et un bruit d’enfer. On aurait dit qu’elle s’était dédoublée sous le choc. Il y en avait une qui tenait debout, muette, et il y en avait une, à ses pieds, qui faisait un bruit de sirènes et de moteurs de voitures. L’une, en béton, n’avait plus de vitres aux fenêtres, plus de balcons aux balcons,...

commentaires (7)

Il faut demander a l’europe par macron et aux USA d’obliger la suisse caiman barbade etc.a divulguer le montant des fortunes des hommes politique libanais et leurs affilies.c’est de l’argent pire que la mafia ou du terrorisme.ce n’est pas le gvt libanais qui fera la demande.tout le reste est de la literature

Abboud Walid

12 h 48, le 11 août 2020

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Commentaires (7)

  • Il faut demander a l’europe par macron et aux USA d’obliger la suisse caiman barbade etc.a divulguer le montant des fortunes des hommes politique libanais et leurs affilies.c’est de l’argent pire que la mafia ou du terrorisme.ce n’est pas le gvt libanais qui fera la demande.tout le reste est de la literature

    Abboud Walid

    12 h 48, le 11 août 2020

  • Article detestable ! vous essayez a coup d’insinuations de détourner l'attention des vrais responsables ! vos sympathies Islamo-gauchistes d'intellectuelle Bobo sont bien connues et j'ai eu l'occasion de démonter vos arguments spécieux dans ces memes pages. Comment osez-vous (!) écrire "mais encore ?" après avoir cavalièrement imputé la responsabilité de cette tragédie a un "tous" on ne peut plus vague ? vous chercher a noyer le poisson comme a votre habitude et a celle de votre secte dogmatique (car vous étés de moins en moins nombreux madame) pour surtout, surtout qu'on ne pointe pas un doigt accusateur vers les VRAIS responsables ! le public et la rue sont dans une toute autre optique et vos hypocrisies morales enrobées dans un style impeccable sont déjà aux oubliettes !

    Lebinlon

    14 h 28, le 09 août 2020

  • Bravo pour ton article, et ça c'est formidable : « Le courage, c’est de continuer à se battre quand il n’y a plus d’espoir. » et tu ajoutes : il y a mieux que l’espoir, il y a la résistance, ou la morale du faire ce que l’on a à faire. Cela implique de donner le maximum tout en sachant que l’essentiel n’est pas soi mais ce qui, après soi, continue la vie."

    Brunet Odile

    09 h 41, le 09 août 2020

  • Magnifique article, qui m'a fait pleurer. Et j'adhère depuis toujours à vos mots : " (il y a) la morale du faire ce que l’on a à faire. Cela implique de donner le maximum tout en sachant que l’essentiel n’est pas soi mais ce qui, après soi, continue la vie." Je ne vois pas d'autre manière de vivre.

    Emmanuel Pezé

    18 h 41, le 08 août 2020

  • Sublime, poignant, splendide, du baume au coeur de chaque personne affectée ou non par ce crime atroce,. Merci et mon admiration Madame !

    Zaarour Beatriz

    13 h 33, le 08 août 2020

  • Magnifique !

    Shou fi

    12 h 50, le 08 août 2020

  • LE PEUPLE VEUT LA VERITE ET SEULE UNE ENQUETE INTERNATIONALE POURRAIT ELUCIDER LE THEATRE DU BATEAU RUSSE SUPPOSE AVARIE A BEYROUTH ET SES PARTENAIRES A QUI APPARTIENT EN FAIT LA MARCHANDISE SUPPOSEE SAISIE LEGALEMENT.

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 03, le 08 août 2020

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