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Fumiers (d’)assassins

Non, ce n’est pas le mauvais sort qui s’acharne sadiquement sur notre infortuné pays. Non et non, ce n’est pas la poisse ou quelque malédiction biblique qui a fait de ce coin de bonne terre verdoyante une méchante serre où l’air est devenu irrespirable, où ne poussent plus désormais que ces ordures ménagères qui envahissent même les trottoirs. Non, la plaie du Liban, la vraie, c’est l’indifférence, voire le mépris que n’ont cessé de vouer des générations de dirigeants indignes aux aspirations et besoins de leurs administrés. Oubliez le bien-être du peuple et autres fadaises, c’eût été trop espérer en effet de ces responsables indignes plus occupés à se servir dans la caisse qu’à servir le public. Oubliez aussi la faim qui tenaille un peuple dépossédé de ses emplois comme de ses maigres économies, appauvri, humilié par la diabolique collusion entre mal-gérance et corruption des gouvernants. Mais d’en venir à se foutre aussi criminellement de la vie même des gens…

Un accident, le terrifiant cataclysme du port de Beyrouth qui se solde, pour l’heure, par plus de 130 morts, 5 000 blessés et d’énormes dégâts matériels ? Non, pas vraiment. Plus d’un pays industrialisé a connu, certes, des explosions meurtrières dues à cet ammonitrate utilisé comme engrais azoté mais qui a un grand pouvoir oxydant, et entre dans la composition de certains explosifs. Dès lors, ces caractéristiques commandent des règles d’entreposage et de manipulation très strictes, l’instable marchandise devant être à l’abri de toute source de chaleur. Rien au Liban ne se passe toutefois comme ailleurs : bien davantage que les enchaînements d’éléments fortuits, c’est la carence étatique qui y est, invariablement, la principale source d’accidents ou prétendus tels.

Comment d’abord une cargaison aussi dangereusement volatile, débarquée d’un cargo suspect tombé en panne et objet d’une saisie judiciaire, a-t-elle pu élire domicile, sept années durant, en un site aussi stratégiquement vital que le port de la capitale ? Par quelle incroyable inconscience ce bail insensé n’a-t-il pas troublé le sommeil des personnages qui, depuis, se sont succédé au pouvoir ? Pourquoi les épisodiques demandes de transfert en lieu sûr de cette bombe à retardement ou, mieux encore, d’une réexpédition vers sa destination d’origine n’ont-elles jamais connu de suite ? Pourquoi les lanceurs d’alerte – autorités portuaires et sécuritaires – n’ont-ils pas publiquement dénoncé tant de criminel laxisme ? Comment croire enfin qu’en dépit des impératifs de gardiennage, le hangar déglingué qui l’abritait était, en réalité, ouvert à tous les vents ; et que selon les premiers résultats de l’enquête, c’est à des travaux de soudure – entrepris hors de toute logique dans un environnement aussi volatil – que l’on doit l’étincelle qui a littéralement mis le feu aux poudres ?

À l’heure où le Liban est objet de compassion internationale, le pouvoir ne peut plus continuer de recourir aux faux-fuyants et se rabattre, comme le veut une triste tradition, sur des boucs émissaires. De quels sordides conflits d’intérêts relève la sinistre odyssée de ce maudit stock d’ammonitrate ? Quels autres gadgets de mort sommeillaient-ils tranquillement sur les docks en profitant de la généreuse hospitalité des autorités portuaires et des douanes ? Parce que dans notre pays cruellement privé de services publics, toutes les aberrations sont filles de corruption, c’est une odeur d’argent sale qui se mêle irrésistiblement à la puanteur des cadavres gisant encore sous les ruines de la zone portuaire. Fumier chimique et fumiers en chair et os ; si intenable est le sanglant outrage fait à Beyrouth que les assassins ne doivent pas, cette fois, échapper au bûcher.

Si en définitive l’immense malheur qui vient de s’abattre sur le Liban peut paradoxalement servir à quelque chose, c’est à montrer à la face du monde, effroyables images à l’appui, à quel point le peuple libanais, en dépit de ses sursauts de révolte, demeure l’impuissant otage d’une classe dirigeante aussi criminellement incompétente que pourrie. Pour cette raison, il importe que la venue aujourd’hui à Beyrouth du président Emmanuel Macron soit bien davantage qu’un spectaculaire, et fort apprécié, geste de solidarité avec notre pays. Inévitables, les entretiens avec des dirigeants ô combien bavards mais irrémédiablement sourds et aveugles ? Sans doute ; raison supplémentaire, pour la communauté internationale, et plus particulièrement la France, de se mettre à l’écoute du peuple souffrant.

Non, ce n’est pas le mauvais sort qui s’acharne sadiquement sur notre infortuné pays. Non et non, ce n’est pas la poisse ou quelque malédiction biblique qui a fait de ce coin de bonne terre verdoyante une méchante serre où l’air est devenu irrespirable, où ne poussent plus désormais que ces ordures ménagères qui envahissent même les trottoirs. Non, la plaie du Liban,...