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Société - Crise socio-économique

Après le suicide de deux Libanais, que faut-il encore pour réveiller la conscience du pouvoir ?

Le double drame a enflammé la rue, les réseaux sociaux et les opposants politiques.

Après le suicide de deux Libanais, que faut-il encore pour réveiller la conscience du pouvoir ?

Sur l’asphalte, les messages des manifestants. « Je ne suis pas un mécréant », peut-on notamment lire.

« Je ne suis pas un mécréant, c’est la faim qui est une mécréante. » C’est cette phrase d’une célèbre chanson de Ziad Rahbani qu’a écrite et mise en évidence sur sa poitrine A. H., 61 ans, avant de se tirer hier une balle dans la tête en pleine rue de Hamra, au milieu de la matinée et des passants. De son côté, c’est en silence que S.H, 37 ans, conducteur de van et père d’une fille de 7 ans, s’est pendu à Jadra, dans la région de Saïda. Étranglés l’un et l’autre par les mêmes maux infligés à tous les Libanais. Des maux causés par une situation économique qui ne cesse de s’enliser à l’ombre de l’envolée du dollar, de l’explosion du chômage, de la disparition des sources de revenus et de la privation des moyens de subsistance. Tous deux ont choisi d’en finir avec leur vie, ayant perdu tout espoir d’un avenir moins noir. Deux actes de désespoir qui ont suscité une vague de colère à travers le pays.

« C’est vous les mécréants »

Rentré de Dubaï il y a 5 ans, A.H., originaire du Hermel, avait voulu tenter sa chance à nouveau dans son pays. Son amour pour le Liban, il a continué de l’exprimer jusqu’à sa mort, plaçant près de lui, dans un bac à fleurs, le drapeau libanais et criant « Pour un Liban libre et indépendant ! » avant le tir fatal. Il était près de 10 heures. Le sexagénaire avait pris soin d’afficher également sur sa poitrine un extrait de son casier judiciaire vierge. Une pique à la classe dirigeante dont il considérait la corruption et l’incompétence comme responsables de son acte ? Quoi qu’il en soit, de nombreux contestataires ont imputé au pouvoir la responsabilité du suicide, hurlant contre lui leur colère, lors d’un rassemblement spontané au niveau du café Dunkin’ Donuts et du théâtre al-Madina, face auxquels s’était passé le drame. Plusieurs se sont assis sur l’asphalte, bloquant l’artère et brandissant des calicots sur lesquels pouvait-on lire : « C’est vous les mécréants », « Les gens meurent de faim ».

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Certains hommes politiques ont aussi exprimé leur colère. Comme Fadi Karam, député des Forces libanaises (FL), qui n’a pas manqué de condamner les dirigeants : « C’est le pouvoir qui est mécréant », a-t-il accusé sur Twitter. Quant à Nehmat Frem, député du Kesrouan, il a lancé à l’adresse de A.H. : « Martyr de la faim, ton cri m’a fait mal. Ce n’est pas toi le mécréant, mais ceux qui t’ont affamé. Je te promets que ta mort ne sera pas vaine. Elle sera l’étincelle qui modifiera la donne et accélérera le changement ». Pour le Bloc national (BN), « la classe dirigeante est responsable de la faim et de l’humiliation qui ont causé le suicide de deux citoyens ». « Les citoyens ne savent pas s’ils pourront continuer à se nourrir et se soigner », a averti en substance un communiqué du BN. « Nous en sommes là ! Partez », a fulminé Élias Hankache, député Kataëb, sur Twitter, recommandant à toute personne désespérée de contacter le numéro 1564, ligne verte de soutien psychologique, établie par l’ONG Embrace. 

À Hamra hier, une manifestante impute à la classe politique le suicide d’un homme quelques heures plus tôt. Photos João Sousa

« Le noir, couleur du mandat »

Contactée par L’Orient-Le Jour, Mia Atoui, responsable au sein d’Embrace, affirme que des experts psychologiques sont à l’écoute de toute personne qui appelle ce numéro. « Lorsqu’un individu ploie sous le poids d’une forte précarité et qu’il ne peut avoir accès au minimum pour vivre, comme un travail, un logement et des soins médicaux, il risque d’arriver à un état où il ne parvient plus à y voir clair et à trouver des solutions pour s’adapter à la situation », note Mme Atoui. « En répondant à son appel, nous lui procurons l’écoute qui lui manque et l’aidons à ne pas se laisser aller », indique-t-elle, soulignant que depuis le début du mouvement de contestation du 17 octobre, « beaucoup de personnes sujettes à des pensées suicidaires ont été ainsi soutenues ».

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Hier en fin d’après-midi, lorsque la rue Hamra a été réinvestie par des contestataires qui ont encore fait éclater leur fureur, les volontaires de Embrace étaient là, vêtus de gilets verts phosphorescents pour attirer l’attention de tout individu arrivant au bout du désespoir. Sur les calicots brandis, des slogans de soutien : « Arrêtons de nous taire, mettons fin au suicide », « Ne porte pas seul ton souci », « Le suicide est évitable ». Sous chaque expression, le numéro de la ligne d’Embrace, 1564, était mis en évidence. À 19h30, un autre événement devait réunir une foule de protestataires dans le même emplacement. Sous le slogan « Je ne suis pas un mécréant », l’appel était assorti d’accusations virulentes à l’encontre de la classe dirigeante : « Le pouvoir nous tue chaque jour et le régime enterre nos rêves », et « Nous allons nous vêtir de noir, couleur du mandat »

« Arrêtons de nous taire, mettons fin au suicide », « Ne porte pas seul ton souci », « Le suicide est évitable », lit-on sur les calicots brandis par des membres de l’ONG Embrace. Photo Acil Tabbara

À Jadra, dans le quartier de Wadi Ziné où vivait la seconde victime, ses collègues ont organisé un sit-in. Un peu plus tard, un mouvement plus ample a rassemblé, place de l’Étoile à Saïda, chauffeurs de van, bus et taxi qui ont annoncé une grève ouverte dès aujourd’hui en vue d’obtenir la satisfaction de leurs demandes liées à leur pouvoir d’achat. « Non à la politique de la famine », pouvait-on notamment lire sur des pancartes brandies par des manifestants. S.H. s’est pendu à l’aube dans une pièce adjacente à la chambre conjugale. Un de ses oncles raconte à notre correspondant à Saïda, Mountasser Abdallah, que c’est son épouse, entendant un bruit bizarre dans la maison, qui a découvert le corps. Le malheureux avait des problèmes d’argent, s’est-il contenté de dire, sans vouloir donner davantage de détails. Il a été enterré le jour même dans son village, encore sous le choc et la colère.

Interrogée sur le nombre de suicides qui ont eu lieu cette année, Mia Atoui déclare que les chiffres n’ont pas encore été établis. Elle souligne toutefois qu’en 2019, le nombre avait atteint 176, alors qu’en 2018, il était de 157. « Outre les cas non déclarés à cause de la stigmatisation sociale, une personne se suicide tous les deux jours et demi au Liban », précise l’activiste.

Jusqu’à quand le pouvoir restera-t-il sourd aux demandes vitales de la population ? Près d’un an et demi après le début de la série noire commencée avec Georges Zreik, habitant du Koura (Liban-Nord), lorsque celui-ci s’est immolé dans la cour de l’école qui le pressait de payer la scolarité de sa fille, la caste politique continue de faire fi de toutes les considérations sociales, économiques et même humaines, ne donnant de l’importance qu’à ses intérêts particuliers.

Depuis fin novembre, soit moins de deux mois après le début du mouvement de contestation, ni Dany Abi Haïdar, un quadragénaire qui s’est donné la mort à Nabaa (banlieue est de Beyrouth), ni Naji Fliti, père de famille de 40 ans, retrouvé pendu près de son domicile à Ersal (Békaa), ni Aymane Bou Dergham, un nutritionniste de 33 ans ayant mis fin à ses jours à Kfarhim (Chouf), ni Khalil Daou, musicien de 32 ans et détenteur d’une maîtrise en littérature, qui s’est lui aussi suicidé en raison du chômage et de la précarité, n’ont sensibilisé les responsables. Encore moins les tentatives de suicide il y a quelques mois de Mohammad M., chauffeur de taxi à Saïda, qui a tenté d’en finir en se jetant du haut d’un immeuble ; de Georges K., père de deux enfants âgés de 13 et 9 ans, qui a essayé de mettre fin à ses jours en s’immolant devant le Palais de justice de Beyrouth ; et d’un homme âgé d’une cinquantaine d’années, qui s’est aspergé d’essence, place Riad el-Solh. C’était encore le début de la crise. À l’époque, seulement ( ! ) un tiers des Libanais vivait sous le seuil de pauvreté, et le chômage (n’)atteignait (que) 30 % des jeunes. Mais aujourd’hui, avec la crise économique qui s’aggrave, les chiffres grimpent. Le taux de chômage au Liban a triplé depuis début 2019, selon Infopro, tandis que la moitié de la population libanaise devrait s’enfoncer dans la pauvreté. Derrière ces chiffres, se cachent assurément de nouveaux drames à venir.

« Je ne suis pas un mécréant, c’est la faim qui est une mécréante. » C’est cette phrase d’une célèbre chanson de Ziad Rahbani qu’a écrite et mise en évidence sur sa poitrine A. H., 61 ans, avant de se tirer hier une balle dans la tête en pleine rue de Hamra, au milieu de la matinée et des passants. De son côté, c’est en silence que S.H, 37 ans, conducteur de van...

commentaires (10)

Encore faudrait-il qu'il y ait une conscience, pour qu'elle se réveille...

NAUFAL SORAYA

15 h 43, le 04 juillet 2020

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Commentaires (10)

  • Encore faudrait-il qu'il y ait une conscience, pour qu'elle se réveille...

    NAUFAL SORAYA

    15 h 43, le 04 juillet 2020

  • L'indifference et le Cynisme du Pouvoir dont effrayants pour ne pas dire désolants ! Ecrire, Dénoncer, se Revolter aurait eu un impact dans un pays civilise, pas dans la jungle qui nous sert de pays. Prions simplement et c est la seule chose qui nous reste a faire pour le repos de l'âme de ces deux pauvres bougres et si une ame charitable pouvait en prendre l’initiative, ramasser un peu d’argent pour leur famille serait un acte de charite et de solidarite.

    Cadige William

    15 h 02, le 04 juillet 2020

  • Conscience et pouvoir sont une antinomie, des principes irréconciliables au Liban.

    Christine KHALIL

    13 h 28, le 04 juillet 2020

  • IL FAUT LE DEPART DE BONGRE SINON DE MALGRE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 26, le 04 juillet 2020

  • Tous ces ministres qui, depuis 5 mois refusent de prendre la moindre mesure pour, au moins freiner, la dégradation du pays, ont ces morts sur la conscience - à supposer qu'il leur en reste une!

    Yves Prevost

    11 h 24, le 04 juillet 2020

  • On s’attendait à voir des foules de centaines de milliers de libanais dans la rue suite à ces suicides mais rien. Pour quelques centimes de plus sur le prix du carburant, les français sont descendus en masse dans la rue, ont fait plier leur gouvernement et obtenu gain de cause. Les libanais eux se voient pousser au suicide collectif après les avoir affamés et cloués dans le noir et ils continuent à subir silencieusement en espérant que d’autres trouveront une solution à leur problème. Lorsqu’on annonce à un peuple que le prix du paquet de pain sera revu à la hausse chaque semaine et qu’on les informe que la pénurie du mazout sera pour bientôt et qu’ils vivront dans le noir, ils courent acheter des bougies pour s’éclairer. Voilà leur réaction. Comment voulez-vous que ces pourris cèdent puisqu’ils imposent le pire et le peuple accepte? Comment se fait il que certains libanais descendent dans la rue pour combattre leurs frères lorsque ces derniers réclament une vie décente pour eux en premiers qui sont contents d’enfourcher leurs mobylettes chèrement payées et leur pain trempé dans le sang alors qu’ils peuvent aspirer à une vie décente avec un président libanais et un gouvernement honnête qui leur donnerait leurs droits sans avoir à sacrifier leur vie dans des pays étrangers pour des causes bidons enfermés dans leur fief avec un matraquage de fausses informations pour mieux les dominer et les sacrifier le moment venu?

    Sissi zayyat

    10 h 25, le 04 juillet 2020

  • le pouvoir n'a pas de conscience ,il a le pouvoir! la conscience appartient au peuple qui pèse ou non dans la balance;J.P

    Petmezakis Jacqueline

    09 h 03, le 04 juillet 2020

  • HONTE à vous classe politique dirigeante ou ex-dirigeante toutes deux pourries. HONTE à vous fonctionnaires de l’administration corrompus et incompétents. HONTE à vous acteurs du secteur bancaire en commençant par la BdL pour votre gestion calamiteuse de l’épargne des libanais. HONTE à vous tous de voir des citoyens se suicider pendant que vous continuez vos magouilles politiques et financières dans tous les domaines. Sachez que tous les libanais vous maudissent jusqu’à la dixième génération.

    Lecteur excédé par la censure

    08 h 50, le 04 juillet 2020

  • J’ai tellement mal au cœur pour notre pauvre pays et toutes ces personnes qui se suicident ou qui pensent le faire, j’ai juste envie de pleurer tout le temps. Si ces politiques pouvaient sentir ce que toutes ces personnes ont ressenti avant de passer à l’acte ils auraient trouvé des solutions pour enrayer cette crise économique suicidaire, au lieu .... ils s’en foutent..... ils sont arrogants et criminels ??? ils seront jugés et punis pour leur silence destructeur de notre pays et notre peuple. Aucun d’entre vous ne résistera à la colère de Dieu. Vous allez brûler en enfer. Viviane Khoury Haddad

    Khoury-Haddad Viviane

    08 h 00, le 04 juillet 2020

  • Cet homme était co-propriétaire de l'or de la banque centrale et on a décidé qu'il valait mieux le garder que le vendre pour améliorer son ordinaire. Exactement ce que chacun d'entre nous ferait pour ses enfants.

    M.E

    05 h 59, le 04 juillet 2020

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