Critiques littéraires

Une ville dans l’autre

Une ville dans l’autre

Istanbul rive gauche de Timour Muhidine, éditions du CNRS, 2019, 383 p.

La puissance symbolique ou l’attrait qu’elles exercent sur l’imaginaire, les villes les doivent souvent aux représentations qu’en donnent les écrivains et les artistes plutôt qu’à leur histoire propre ou à leur géographie urbaine. Istanbul ne fait pas exception à cette règle. L’image que l’on a tous de la capitale de l’Empire ottoman a été façonnée par le regard qu’ont porté sur elle les poètes, les romanciers et les voyageurs étrangers, mais aussi les écrivains turcs eux-mêmes, au point que, comme toute cité devenue objet littéraire, sa réalité et la manière avec laquelle on la rêve se mêlent inextricablement.

C’est sur ces représentations d’Istanbul que travaille depuis pas mal de temps l’écrivain français d’origine turc (mais né à Alep) Timour Muhidine, par ailleurs directeur de la collection turque chez Actes Sud. Un des aspects mythique d’Istanbul auquel Muhidine a déjà consacré de nombreux textes est celui qui concerne le quartier de Beyoğlu, sur la rive nord de la Corne d’or. Dans un ouvrage récent, intitulé Istanbul, rive gauche, il reprend et complète de manière encore plus détaillée sa réflexion sur ce quartier et sur sa fonction dans l’imaginaire turc et universel.

Beyoğlu, on le sait, portait jusque dans les années 20 du siècle dernier le nom de Pera. Au temps de l’Empire byzantin, c’était la partie de Constantinople habitée par les commerçants européens, notamment ceux des grandes cités italiennes. Sa fonction de quartier des plaisirs était connue, et demeura telle après la conquête ottomane. Pera conserva une sorte de statut d’extraterritorialité, et resta le lieu des jouissances, des tavernes et de la prostitution mais aussi le quartier de résidence des Européens chrétiens et des minorités turques européanisées qui, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, lui donneront un air de Belle Époque. Un des innombrables intérêts de l’ouvrage de Muhidine est d’analyser la manière avec laquelle s’est maintenue l’image de ce quartier au long des siècles. Il montre en particulier comment s’est constituée avec le temps une représentation binaire d’Istanbul, mettant face à face deux villes différentes, voire opposées : d’une part, sur les collines au sud de la Corne d’Or, autour des grandes mosquées et du bazar, une ville conservatrice, sourcilleuse quant à son identité turque et musulmane ; d’autre part, à Beyoğlu, une ville où fleurissent les cafés, les cinémas et les salles de spectacle et qui a maintenu vivaces des valeurs traditionnelles de cosmopolitisme, de multiculturalisme et de plurilinguisme.

Tout le long du XXe siècle, cette réputation de Beyoğlu sera perpétuée et alimentée par l’imaginaire et les fantasmes tant des Turcs eux-mêmes que des visiteurs étrangers. Timour Muhidine va particulièrement s’intéresser à l’une des manifestations les plus singulières de l’investissement imaginaire dont a bénéficié le quartier. Beyoğlu sera en effet vécu durant longtemps comme le lieu d’une mythique bohême turque, calquée sur le modèle de la bohême parisienne et de ses quartiers de prédilection, Montmartre ou Montparnasse. L’une des caractéristiques d’Istanbul, Rive gauche, consiste alors à étudier cette représentation de Beyoğlu à partir du rapport des écrivains turcs avec la littérature française et avec Paris. Muhidine consacre plusieurs chapitres au va-et-vient des intellectuels et des écrivains turcs entre bords de Seine et rives du Bosphore. À partir d’un grand nombre de textes, dont beaucoup ont quelque chose d’anachronique ou de décalé, sans véritable valeur littéraire mais une fonction fortement documentaire, il éclaire la manière avec laquelle les Turcs ont rêvé de Beyoğlu comme d’une « rive gauche » stambouliote, non seulement grâce à ses vivaces lieux de sociabilités à l’européenne, mais aussi grâce à la posture et aux comportements des acteurs de la vie intellectuelle et artistique qui y habiteront et qui donneront son sens plein à la bohême, entendue comme révolte de l’individu contre les contraintes sociales et l’ordre établi. Et le chercheur montre pour finir comment l’ancienne Pera se transforme une dernière fois, lorsque ce concept de bohême cède la place à une autre posture de révolte, celle de l’engagement politique. Durant les années soixante à quatre-vingt, cette nouvelle rive gauche devient, à l’instar de son modèle parisien, le haut lieu des contestations violentes. Et si aujourd’hui, Beyoğlu est submergé par l’afflux de populations rurales insoucieuses de son histoire, l’identité fantasmée de ce quartier emblématique continue à en alimenter les représentations aux yeux de ceux que l’ancienne capitale ottomane ne cesse de fasciner.

Istanbul rive gauche de Timour Muhidine, éditions du CNRS, 2019, 383 p.La puissance symbolique ou l’attrait qu’elles exercent sur l’imaginaire, les villes les doivent souvent aux représentations qu’en donnent les écrivains et les artistes plutôt qu’à leur histoire propre ou à leur géographie urbaine. Istanbul ne fait pas exception à cette règle. L’image que l’on a tous de...

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