Critiques littéraires

La poésie comme éthique du témoignage

Les poèmes de la grande poète, essayiste et théoricienne féministe américaine Adrienne Rich sont traduits pour la première fois en France. Les yeux rivés sur la face sombre du monde, Rich compose à partir de « toutes sortes de langages » une poésie empathique, essentielle au vivre-ensemble, et fondée sur une éthique du témoignage.

La poésie comme éthique du témoignage

D.R.

Paroles d’un monde difficile, Poèmes 1988-2004 d’Adrienne Rich, traduit de l’anglais (États-Unis) par Chantal Bizzini, La rumeur libre éditions, 2019, 112 p.

« (...) Le travail méticuleux de toucher le cœur de la femme/ désespérée, de l’homme désespéré/ – le travail de réparation jamais achevé, qui n’a toujours pas commencé – il ne peut être fait sans eux/ et où sont-ils maintenant ? »

Intellectuelle engagée et grandement influente, Adrienne Rich (1929-2012) a élaboré le long de sept décennies un corpus poétique qui s’est intriqué à l’histoire de la poésie américaine d’après-guerre. Elle a ancré sa narration de la condition humaine du point de vue de la femme, c’est-à-dire du point de vue de son corps et de son expérience de femme. Militante pacifiste, elle poursuit tout au long de son cheminement ses luttes pour la justice sociale, la défense des droits civiques et des droits des femmes, l’environnement, et se mobilise contre guerres et militarisme et toutes discriminations contre les minorités.

Si son essai Of Woman Born a été traduit en France en 1976, aucun éditeur français, avant La rumeur libre, n’a publié une traduction de la poésie d’Adrienne Rich, sachant que son œuvre poétique était inscrite en 1989 au programme de l’agrégation en littérature anglaise et américaine. Chantal Bizzini, autrice de la présente traduction a longtemps cherché à faire connaître son écriture en France. Sa préface de Paroles d’un monde difficile facilite la voie vers l’univers de Rich et son évolution sur presque deux décennies d’écriture. Il faut surtout saluer la qualité exceptionnelle de sa traduction de cette poésie.

« (...) Je sais que tu lis ce poème/ au moment où le métro ralentit, juste avant que tu ne montes/ en courant les escaliers/ vers une sorte d’amour/ que la vie ne t’a jamais donné/ (...) Je sais que tu lis ce poème de ta vue déclinante, la loupe épaisse élargissant ces lettres au-delà de toute signification, que pourtant tu continues à lire/ parce que, l’alphabet même, est précieux/ (...) Je sais que tu lis ce poème parce qu’il n’y a plus rien d’autre/ à lire/ là où tu as débarqué, dépouillée comme tu l’es. »

Paroles d’un monde difficile est une anthologie qui réunit en quatre parties, des morceaux écrits entre 1988 et 2004. Dans la première partie, « Un Atlas du monde difficile », Rich parcourt les espaces urbains, décors industriels et vastes étendues de nature, de la Californie au Vermont. Elle dégage une cartographie sous-jacente à celle officielle et donne à entendre les anonymes, femmes et hommes invisibles du présent ou de l’Histoire. Dans un souffle ample et narratif tenant de la veine documentaire et des techniques cinématographiques, elle trace au cours de son roadtrip des lettres directement adressées à celles et ceux rencontrés ou entr’aperçus, et témoigne de leur existence.

Dans la deuxième partie, « Sauvetage à minuit », c’est le langage imprégné du vécu expérientiel et de la pensée de la poète, mais également des êtres rencontrés, qui est mis en lumière, au cœur de conversations et de dialogues. Cette tendance, déjà présente dans « Un Atlas », est ici davantage approfondie. Rich donne directement la parole aux autres, esquisse des détails de leur physionomie ou de leur attitude, dépeint leurs visages perçus dans un décor clair-obscur. Le poème est dès lors un pays où toutes existences, toutes voix ayant peine à se faire entendre, sont reconnues.

« (...) Une femme sombre, la tête penchée, écoute quelque chose/ – Une voix de femme, une voix d’homme ou/ l’appel de l’autoroute, nuit après nuit, du métal file le long de la côte, vers le sud/ au-delà des eucalyptus, des cyprès, les empires agro-alimentaires,/ LE SALADIER DU MONDE, le brrr des petits avions/ qui vaporisent les fraises, (...)/ Ailleurs, on fait des déclarations : Devant l’évier/ en rinçant les fraises poussiéreuses et brillantes, fraîches du marché/ On dit : “Sur l’étang, ce soir, il y a une lumière/ plus délicate que le mouchoir que ma mère/ tenait de sa propre mère, ourlé et brodé, par les sœurs, en Belgique.” / (...) On dit : Je n’ai jamais su ce qui allait m’arriver,/ d’où cela venait : je devais provoquer la vie/ au jour le jour. Chaque jour, une urgence./ Maintenant, j’ai une maison, un travail d’une année sur l’autre. / Je suis quoi ? »

Dans la troisième partie, « Renarde », Rich interroge dans des poèmes plus sculptés et autrement introspectifs, le mystère de la condition humaine au prisme de la tension entre bien et mal, et entre animalité et humanité. Elle y traite d’amour et de désir. Elle s’y adresse aussi à une amie atteinte d’une tumeur et luttant contre la mort.

Dans la quatrième partie, « L’école parmi les ruines », quelques poèmes choisis, habités par la destructivité des guerres de part et d’autre du monde, remettent en perspective bonté et cruauté, et tout ce que le bien peut avoir d’insoutenable pour les humains. Adrienne Rich y aborde dans un style poétique plus radical, la notion de défaite : de l’Histoire, de la fraternité ou de l’amour, qui sont aussi défaites du langage, dans son incapacité quelquefois à faire sens.

« (...) Un langage peu courant et agile comme la vérité/ fait fondre le silence le plus intraitable/ Une éthique de gardien de phare :/ tu prends soin de tous ou de personne/ et pour ça, pourrais mettre tes meubles au feu/ Un ça qui nous a fait broncher/ comme si la lampe pouvait s’éteindre à volonté/ ou refuser à certains son secours/ et toujours être un phare. »

La poésie d’Adrienne Rich est fondamentalement éthique du témoignage. Insufflée de courage, elle procède d’une démarche active d’appropriation d’un héritage collectif. Rich tente de défaire ce qui rend les êtres captifs d’une même indifférence les uns vis-à-vis des autres. Par sa disponibilité profonde à l’empathie, Rich crée dans son poème un espace-temps capable d’accueillir autrui. Pas de capitulation face à la répétition des malheurs, la poète recueille « toutes sortes de langages » qu’ils soient ceux d’anonymes ou d’auteurs qu’elle affectionne, et les fait accéder au poème.

« (...) Je ne veux pas savoir comment il les a traquées, / sur l’Appalachian Trail, caché tout près/ de leur tente, dressée, pensaient-elles, à l’écart,/ a tué une femme (...)/ sa défense : elles avaient excité/ son dégoût/ pour ce qu’elles étaient, je ne veux pas savoir,/ mais ce n’est pas un mauvais rêve que j’ai fait, ce sont les matériaux réels/ et ainsi sont la senteur de la menthe sauvage et l’eau qui coule et dont on se souvient (...). »

Dans une veine parfois anthropologique, Rich écrit à partir de « matériaux réels ». Sa poésie établit un accordage surprenant et juste, entre vie intérieure et topographie ; histoire et géographie ; réalité socioéconomique et intime ; fait divers, politique et poétique. Pour Rich, les objets de tous les jours ne sont ni moins essentiels que les repères sur une carte, ni moins fondateurs qu’un mémorial. Tout acte a son importance, les actes historiques tout comme les menus actes quotidiens. Soucieuse de la continuité entre présent et passé, la poète parle et écrit au présent dans la conscience que tous les choix actuels sont décisifs pour l’avenir dont ils seront à leur tour le passé.

« (...) Je croyais savoir que l’histoire n’était pas un roman/ Ainsi puis-je dire que ce n’était pas moi fichée comme l’Innocence/ qui te trahis servant (en protestant toujours) les desseins de mon gouvernement/ pensant que nous arriverions à construire un lieu/ où la poésie vieille forme subversive/ pousse de Nulle part ici ?/ (...) Être si meurtrie : dans les organes écheveaux de la conscience/ Encore et encore avons laissé faire/ du mal aux autres broyant le noyau de l’âme (...) ».

L’esthétique de la poésie d’Adrien-ne Rich tient de la fresque. Somptuosité et sobriété, chaque poème de ce recueil, quelle que soit sa période d’écriture, déroule un mouvement cérémonial. Rich pose que « (...) le travail poétique, comme tout travail, s’accomplit en commun, écrire peut aider à bâtir une communauté ». Ainsi, elle articule la poésie à la citoyenneté et au vivre-ensemble. Pour Rich, même lorsque tout semble perdu, seul le poème, espace-temps possible de toute peine comme de toute douceur, peut par sa potentialité subversive, par son innocence et sa vérité, faire face au mal.

Paroles d’un monde difficile, Poèmes 1988-2004 d’Adrienne Rich, traduit de l’anglais (États-Unis) par Chantal Bizzini, La rumeur libre éditions, 2019, 112 p.« (...) Le travail méticuleux de toucher le cœur de la femme/ désespérée, de l’homme désespéré/ – le travail de réparation jamais achevé, qui n’a toujours pas commencé – il ne peut être fait sans eux/...

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