Rechercher
Rechercher

The legal agenda - Juin 2020

La publicité des débats : pour donner une « âme » à la justice administrative libanaise

La publicité des débats : pour donner une « âme » à la justice administrative libanaise

« Publicity is the very soul of justice » (Jeremy Bentham, 1790). Une telle « âme » manque à la justice administrative libanaise. Aucune véritable audience publique n’est envisagée par l’actuel statut du Conseil d’État. La procédure devant cette seule et unique juridiction de droit commun de l’ordre administratif est quasi exclusivement écrite. La seule audience publique censée se tenir est une audience de lecture de l’arrêt rendu. Elle est en pratique purement fictive.

L’absence de véritable audience publique devant le Conseil d’État constitue-t-elle un réel défaut de la justice administrative libanaise ? Il pourrait être tentant de le nier. Après tout, une procédure écrite, sauf en cas d’extrême urgence, peut en effet parfaitement permettre un débat juridictionnel de qualité, dès lors bien sûr qu’elle est contradictoire, et si aucun argument ne peut être ajouté oralement, à quoi bon faire perdre du temps à la formation de jugement en écoutant les parties redire ce que ses membres ont déjà lu ? Surtout que devant le Conseil d’État libanais, une audience publique n’est même pas nécessaire pour prendre connaissance des conclusions du commissaire du gouvernement. À la différence de ce que prévoit le code de justice administrative en France, l’intégralité de ses conclusions est en effet communiquée aux parties avant que la formation ne délibère, de même que le rapport du magistrat-rapporteur, et les parties ont la possibilité d’y répondre par des observations écrites.

Cette froide vision technique de l’inutilité d’une audience publique dans les procès administratifs fait toutefois fi de l’essentiel. Elle ignore ou feint d’ignorer qu’une telle audience présente des intérêts qui vont bien au-delà de la seule efficacité procédurale. Ce sont ces intérêts qui valent au droit à une audience publique d’être consacré par les principaux textes internationaux sur les droits humains, et notamment par deux auxquels le préambule de la Constitution libanaise fait référence : la Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Selon la Cour européenne des droits de l’homme, la « publicité (des débats) protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue aussi l’un des moyens de contribuer à préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l’article 6 par. 1 (de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales) : le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique (…) ».

L’audience publique est ainsi tout d’abord un indispensable outil de contrôle démocratique. La justice, y compris administrative, est rendue « au nom du peuple libanais. Il importe que les citoyens aient un droit de regard sur ce qui est fait en leur nom. Sur la décision rendue, bien sûr, laquelle doit être publique, mais aussi sur les débats l’ayant précédée. C’est l’une des conditions d’un contrôle éclairé. La publicité des débats permet en effet à chacun (en pratique par l’intermédiaire de la presse) de prendre connaissance des arguments en présence et de se forger une opinion de nature à permettre une lecture critique de la décision.

L’audience publique contribue ensuite à la confiance du public dans la justice. On ne peut pas se contenter de demander aux justiciables de faire confiance ; il faut leur donner des raisons d’avoir confiance. La garantie de l’indépendance et de l’impartialité de la justice est à cet égard essentielle. D’autres gages n’en sont pas moins nécessaires. Dans les procès administratifs, donner l’assurance aux justiciables qu’ils ont bien été entendus fait partie de ces gages. Les membres de la formation de jugement savent qu’ils ont consciencieusement étudié le dossier de l’affaire et notamment les moyens soulevés par le requérant. Celui-ci peut légitimement en douter, c’est humain. S’il a pu le vérifier en recevant le rapport du juge rapporteur, il ne peut en être certain pour les autres juges. En ont-ils eu le temps ? En ont-ils eu l’envie ? Ne seront-ils pas tentés de s’épargner du travail en s’en remettant à l’analyse de leur collègue ? L’audience publique permet, si ce n’est de totalement lever ce doute, au moins d’en neutraliser largement les effets négatifs, craints à tort ou à raison par le justiciable. Elle lui offre la possibilité de s’adresser oralement à l’ensemble des membres de la formation de jugement, pour leur rappeler efficacement les principaux points de son argumentation, ainsi que ses éventuelles observations sur le rapport du magistrat rapporteur ou sur les conclusions écrites du commissaire du gouvernement. Indépendamment de la qualité des décisions rendues par le Conseil d’État libanais, « Justice must not only be done, it must also be seen to be done », dit l’adage. La confiance est à ce prix.

Ces deux raisons – le contrôle démocratique et la confiance des justiciables – font du droit à une audience publique un droit fondamental. Le projet de réforme de la justice administrative porté par le Legal Agenda prévoit de le consacrer, tout en laissant exceptionnellement la possibilité au président de la formation de jugement d’ordonner le huis clos lorsque la sauvegarde de l’ordre public, le respect de l’intimité des personnes ou des secrets protégés par la loi l’exigent. En prononçant oralement ses conclusions, le rapporteur public pourra, s’il le souhaite, répondre aux éventuelles observations que lui auront préalablement adressées par écrit les parties. Au moment de leurs observations orales, les parties auront alors la possibilité, le cas échéant, de rebondir sur les réponses apportées par le rapporteur public à l’oral. Les membres de la formation de jugement pourront, pourquoi pas, poser à l’audience des questions aux parties afin d’obtenir des éclaircissements sur tel ou tel point. Sous réserve de ne pas manquer à l’obligation d’impartialité, le texte ne l’interdit pas.

La justice administrative est une justice qui intéresse la vie de la cité. Censure cinématographique, passation des marchés publics, occupation du domaine public maritime naturel, naturalisation de ressortissants étrangers, résultat des élections locales, protection du patrimoine culturel, nomination dans la haute fonction publique, exploitation des carrières, sont autant de sujets contentieux susceptibles de relever de la compétence de la juridiction administrative. Une telle justice ne saurait être une justice de bureau. La justice administrative doit avoir une âme. La publicité des débats contribuerait à lui en donner une.

Professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille
Ancien professeur à l’Université Saint-Joseph

« Publicity is the very soul of justice » (Jeremy Bentham, 1790). Une telle « âme » manque à la justice administrative libanaise. Aucune véritable audience publique n’est envisagée par l’actuel statut du Conseil d’État. La procédure devant cette seule et unique juridiction de droit commun de l’ordre administratif est quasi exclusivement écrite. La seule...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut