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The legal agenda - Juin 2020

L’injonction : un pouvoir de contrainte efficace

L’injonction : un pouvoir de contrainte efficace

Dans un article publié en France il y a maintenant près de vingt-cinq ans, Jean-Paul Costa, conseiller d’État devenu par la suite président de la Cour européenne des droits de l’homme, écrivait que le problème de l’exécution des décisions de justice se rencontre dans tous les pays et qu’il mérite d’être toujours mieux résolu car « il en va de la crédibilité de l’État de droit ».

Certes la possibilité déjà reconnue aux citoyens libanais de contester devant le Conseil d’État les actes illégaux édictés par les agents publics, les maires, les ministres ou le président de la République montre que le Liban a fait le choix de l’État de droit. Cette capacité d’action, que les juristes aiment qualifier d’invention merveilleuse par laquelle les sages ont réussi à protéger les hommes contre les excès de pouvoir, ne doit pas cependant demeurer à l’état d’abstraction (Rivero, 1962). Concrètement, lorsqu’un parent se voit opposer un refus d’inscription à l’école publique pour son enfant, il n’attend pas simplement du juge que celui-ci fasse disparaître le refus, il attend de lui qu’il prescrive à l’administration d’accueillir son enfant en classe. En cas d’annulation d’une décision d’expropriation, aucun justiciable n’admettra de bon cœur que le juge s’arrête à mi-chemin en faisant disparaître la mesure mais en se refusant à ordonner à l’administration de restituer le bien illégalement exproprié. Si un fonctionnaire est irrégulièrement licencié, le juge ne doit-il pas prescrire à son employeur public de le réintégrer ? Et lorsqu’un marché public a été conclu de manière illicite, qui peut accepter que le juge en prononce la nullité sans exiger des parties qu’elles cessent leurs relations contractuelles ?

Une conception maximaliste de la séparation des pouvoirs soutient l’idée qu’historiquement aucune capacité de contrainte n’a été reconnue aux juges vis-à-vis de l’administration. Jamais, dans les pays qui connaissent le droit administratif, il n’a sérieusement été envisagé de soumettre les personnes publiques (État, collectivités locales, établissements publics) aux voies d’exécution de droit commun susceptibles d’être mises en œuvre à l’encontre des particuliers. Le projet de réforme porté par le Legal Agenda – dont le but légitime est de protéger les biens affectés au service de tous – ne déroge pas à cette règle. Dans un État de droit, l’inexécution par l’administration des décisions rendues par des magistrats indépendants est néanmoins choquante. Elle est le plus grand frein à l’instauration d’un système juridique sûr et elle brise la confiance que les citoyens placent dans leurs institutions. Il est donc naturel de vouloir adopter des outils permettant de se prémunir contre ce risque d’inexécution, provoqué par la négligence, la mauvaise volonté, mais aussi parfois par des motifs plus avouables tels que les contraintes budgétaires ou la complexité des mesures à mettre en œuvre pour donner au jugement son entier effet.

Dans l’état actuel du droit libanais, l’article 126 du statut du Conseil d’État prévoit que les demandes d’exécution des décisions rendues par le juge administratif à l’encontre des autorités administratives sont présentées au président du Conseil d’État qui doit les transmettre sans délai aux autorités compétentes accompagnées de la décision de justice revêtue de la formule exécutoire « à telles fins que de droit ». En vertu de l’article 93, ce pouvoir moral de contrainte peut être relayé par une contrainte d’ordre financier qui prend la forme d’une astreinte. Le même article prévoit que tout fonctionnaire qui entrave ou retarde l’exécution d’une décision contentieuse peut être sanctionné d’une amende par la Cour des comptes.

Ces différents mécanismes institués pour tenter de répondre aux difficultés d’exécution constatées par celui qui a gagné son procès contre l’administration sont évidemment nécessaires et devraient même être renforcés, car l’inexécution des décisions de justice est un fléau qui existera toujours. L’expérience française montre cependant qu’un régime d’injonction préventive permet de se prémunir efficacement contre ce risque d’inexécution. Pour obéir au juge, l’administration attend en effet de savoir exactement ce qu’elle doit faire.

Ce n’est qu’en 1995 que la loi française a mis un terme au principe séculaire suivant lequel il n’appartient pas au juge, ni même au juge administratif, d’adresser des injonctions à l’administration. Depuis lors, les magistrats des tribunaux administratifs, des cours administratives d’appel et les membres du Conseil d’État français prescrivent très souvent, dans leurs décisions de justice, avant même qu’une difficulté d’exécution ne voie le jour, les mesures qu’impliquent nécessairement leurs jugements, arrêts ou décisions. Le cas échéant, ces injonctions sont assorties d’un délai d’exécution et/ou d’une astreinte. Par exemple, une décision du Conseil d’État annulant le refus du Premier ministre d’adopter un décret d’application nécessaire à l’entrée en vigueur d’une loi peut être assortie d’une injonction faite au Premier ministre d’édicter et de publier ce décret. L’équilibre des pouvoirs est ainsi rétabli, le pouvoir exécutif n’ayant pas la capacité juridique de faire indéfiniment obstacle à l’application d’un texte voté par le pouvoir législatif. Lorsqu’un refus d’autorisation opposé à un administré est annulé pour un motif de fond, le juge peut également ordonner à l’administration de délivrer au requérant cette autorisation, sous réserve qu’aucun autre motif de droit ou de fait n’y fasse obstacle. Si ce même refus d’autorisation est annulé en raison d’une irrégularité de forme ou de procédure, le juge peut dans ce cas enjoindre à l’administration de réexaminer la situation du demandeur, le cas échéant sous astreinte.

L’usage de ce pouvoir d’injonction est en pratique devenu très courant. Il est plébiscité par les justiciables, qui voient en lui un moyen efficace de faire respecter concrètement leurs droits. Il est favorablement accueilli par l’administration, qui reçoit ainsi le détail pédagogique des conséquences qui s’attachent à la décision de justice. Il est devenu l’aboutissement du contrôle juridictionnel, car il oblige le juge à anticiper les conséquences pratiques de ses décisions et lui permet d’asseoir avec plus de fermeté l’autorité de la chose jugée.

Comme en France à l’époque, la reconnaissance d’un tel pouvoir au juge administratif libanais exige une modification de la loi. En l’état, en effet, l’article 91 du statut du Conseil d’État dispose que le juge doit se borner à constater les situations juridiques qui forment l’objet de l’affaire. Il précise que le juge ne doit pas se substituer à l’autorité administrative pour tirer de ces situations les conséquences juridiques qu’elles appellent, ni prendre en lieu et place de l’administration les décisions qu’implique nécessairement son jugement. Le projet de réforme proposé par le Legal Agenda est sur ce point tout à fait novateur, même si en réalité il ne transformera pas l’office du juge administratif.

D’une part, en effet, ce pouvoir d’injonction ne lui conférera pas une compétence discrétionnaire. Il ne lui permettra pas de se substituer à l’administration lorsque l’exécution de la décision de justice exigera de faire des choix en opportunité ou de procéder à un réexamen de la situation. En revanche, chaque fois que l’application du jugement impliquera nécessairement une mesure d’exécution dans un sens déterminé, le juge pourra ordonner à l’administration de prendre cette mesure. Ce faisant, le juge ne fera qu’expliciter les conséquences juridiques que sa décision commande, sans excéder son devoir de juge. Il pourra en outre favoriser l’exécution effective de son jugement en assortissant son injonction préventive d’une astreinte, lorsqu’il craindra que l’administration ne mette pas tout le zèle nécessaire pour l’exécuter. Concrètement cela signifie que le juge pourra fixer un délai raisonnable à l’administration pour assurer la mise œuvre de son jugement et, au-delà, en cas de retard d’exécution, l’administration s’exposera au risque de devenir débitrice d’une astreinte, c’est-à-dire d’une somme d’argent dont le montant sera in fine liquidé par le juge. Certes, en l’état actuel du droit, la personne publique destinataire qui ne se conforme pas à une décision de justice se rend déjà coupable d’une faute susceptible d’engager sa responsabilité, et donc ses finances. Mais une telle condamnation requiert une nouvelle action contentieuse, un délai supplémentaire parfois long, et elle repose sur une logique réparatrice. Au contraire, la combinaison de l’injonction contentieuse et de l’astreinte est contemporaine du jugement et repose sur une logique incitative, pour se prémunir contre le risque d’inexécution. C’est ce qui rend le projet de loi bien plus efficace que le droit actuel.

Il ne faut pas craindre, d’autre part, que le pouvoir d’injonction mette à mal les caractéristiques historiques du recours pour excès de pouvoir. Lorsqu’il prononce une injonction, le juge administratif revêt en effet son habit de juge de plein contentieux, c’est-à-dire celui qu’il endosse chaque fois qu’un texte ou la jurisprudence lui reconnaît des pouvoirs qui vont au-delà de la simple faculté d’annuler l’acte administratif contesté. Tel est le cas, par exemple, en matière de contentieux électoral, le juge ayant le pouvoir de rectifier le résultat de l’élection. Ce contentieux de pleine juridiction répond, comme celui de l’excès de pouvoir, à des règles précises mûries par le temps. En particulier, le juge saura que dans ce cadre il devra se placer à la date à laquelle il statuera pour apprécier s’il y a lieu d’assortir son jugement d’une injonction. En d’autres termes, avant d’ordonner à l’administration de prendre telle ou telle mesure, il devra tenir compte des éventuelles modifications de droit ou de fait intervenues depuis l’édiction de la mesure jugée illégale. Ni la séparation des pouvoirs ni le caractère rétroactif des annulations pour excès de pouvoir ne sont donc des obstacles à ce que le juge administratif adresse aux personnes publiques libanaises des injonctions et des astreintes préventives qui lui permettront d’assurer la pleine exécution des décisions de justice rendues au nom du peuple libanais.

Magistrat administratif

Dans un article publié en France il y a maintenant près de vingt-cinq ans, Jean-Paul Costa, conseiller d’État devenu par la suite président de la Cour européenne des droits de l’homme, écrivait que le problème de l’exécution des décisions de justice se rencontre dans tous les pays et qu’il mérite d’être toujours mieux résolu car « il en va de la crédibilité de...

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