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Lifestyle - Photo-roman

Tant qu’il y aura Roland, Amani et cette dame dans les flammes...

Récit d’une journée absurde, celle du 11 juin, entre Bisri et Beyrouth, où les sentiments oscillent entre colère et espoir.

Tant qu’il y aura Roland, Amani et cette dame dans les flammes...

Photo Hiba Dandachli

Au bas de ma rue, un homme d’un certain âge farfouille dans une poubelle que personne ne vient vider. D’une main, il s’appuie de guingois sur sa canne, de l’autre, il ramasse avec peine tout ce que cette poubelle veut bien lui donner. Encore une journée à regarder le pays qui s’effondre sous mes yeux, ai-je pensé en le croisant, pour la énième fois. Depuis le 6 juin, je reçois aussi des messages d’amis qui me font part de leurs rêves écrabouillés, leurs espoirs partis en fumée, la peur du lendemain, leurs bras qu’ils baissent et leurs colères qui cherchent des mots et ne trouvent rien d’autre que : « Je veux partir, il n’y a plus rien à faire ici. C’est une cause perdue. » « Diaan hal balad  », m’écrit J., accompagné d’une vidéo de la mer au large de Batroun.

La terre, leurs dollars

Au milieu de ce torrent de mauvaises nouvelles, mon amie Maria m’a appelé en début de semaine pour me raconter qu’elle organisait le 11 juin avec un groupe d’activistes une visite de la réserve de Bisri, et qu’elle aimerait bien que j’y sois, d’autant que je ne connaissais ce lieu qu’en images. Elle me dit que les ambassadrices de Suisse, de Norvège et du Canada seront de la partie, « pour peut-être faire bouger les choses et arrêter le projet du barrage ». J’ai eu envie de lui dire que moi aussi je pense que c’est une cause perdue, que moi aussi je baisse les bras, que moi aussi je veux partir... mais j’ai fini par me joindre à eux. Sur le trajet vers Jezzine, à travers la vitre, partout je vois des femmes courageuses, des hommes en colère, je vois des morceaux de leurs drames qui sont tous plus ou moins pareils et que je recolle dans ma tête. Comment et jusqu’à quand pourrions-nous tenir ?

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La randonnée démarre au niveau de Aray, un petit village inondé de vert, accroché au bord d’une falaise surplombant Jezzine et la forêt de Bkassine. Sur les pas de Roland Nassour et Amani Beaïni, militants de la première heure de la campagne pour la préservation de la plaine de Bisri, le groupe s’enfonce lentement dans la vallée. À mesure que l’on avance dans ce brin de paradis planté là, et que les griffes d’une mafia corrompue tentent aujourd’hui d’arracher, mon écran m’informe que le cours de la livre entame une chute vertigineuse. 5 000, 6 000, et lorsqu’on arrive au niveau des sublimes ruines du temple romain sur la plaine, 7 000 livres libanaises pour un dollar. Pris de rage, je ne peux m’empêcher d’interrompre Roland et Amani pour dire aux ambassadrices : « Pour vous la faire courte, ils ont en tête de détruire tout ce que vous voyez là pour un projet qui ne sert à rien à part se remplir les poches. »

La dame dans le feu

Les ambassadrices prennent note avec une mine de circonstance, quelque chose qui ressemble à de la pitié. Et, au creux du ventre, ma colère qui ne fait que gonfler en pensant que notre minuscule pays doit encore faire bonne figure et s’attirer les bonnes grâces de la communauté internationale pour éviter le désastre. Dans la forêt de pins, au cœur de ce bouquet géant bercé par un chant d’élytres, je bois les mots de Roland et Amani qui parlent de Bisri avec une admirable passion tintée de tristesse. Un jour, ils se sont ligotés à des pins, ici, pour empêcher un bulldozer de les raser. Roland a une partie de l’oreille qui manque. « C’est un type qui pense que notre opposition à ce projet vise son leader. Il a mal pris notre combat, croyant que celui-ci visait le parti auquel il est affilié, alors il s’en est pris à moi en juin 2019 et m’a arraché un bout de l’oreille. » Ce même type, quelques mois plus tard, a tabassé Amani jusqu’à la clouer plusieurs jours sur un lit d’hôpital. J’ai envie de me prosterner devant ces arbres.

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Tout le long du chemin du retour, leurs sourires ensoleillés, dès lors qu’ils prononcent le mot Bisri, ne me quittent pas l’esprit. Je retrouve leur résilience et leur courage dans la foule qui s’empare du centre-ville de Beyrouth en fin de journée. Je retrouve leur tristesse aussi dans les yeux de cette vieille dame qui, quelques mois plus tôt, souriait avec le drapeau libanais, assise quasiment dans les flammes d’un pneu, et qui pleure à présent tous ses rêves écrabouillés. Au terme de 4 heures de route (barrée) et autant de pneus brûlés entre le Sud et la capitale, sa photo sur mon écran me met le cœur en miettes. Ce 11 juin a beau puer la manipulation, on a beau être persuadé que la révolution aura servi de pion pour arriver aux fins d’un certain bord politique, mais qu’importe. Tant qu’il y aura des Roland, des Amani et cette dame dans les flammes, on a encore le droit d’espérer...

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Au bas de ma rue, un homme d’un certain âge farfouille dans une poubelle que personne ne vient vider. D’une main, il s’appuie de guingois sur sa canne, de l’autre, il ramasse avec peine tout ce que cette poubelle veut bien lui donner. Encore une journée à regarder le pays qui s’effondre sous mes yeux, ai-je pensé en le croisant, pour la énième fois. Depuis le 6 juin, je reçois...

commentaires (1)

Oui Mr Khoury ! ... tant qu'il y aura des Rolland et des Amani ... il faudra encore éspérer envers et contre tout ! Et dans ce petit pays il y en a encore beaucoup ... Merci pour votre article !

Danielle Sara

03 h 46, le 15 juin 2020

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Commentaires (1)

  • Oui Mr Khoury ! ... tant qu'il y aura des Rolland et des Amani ... il faudra encore éspérer envers et contre tout ! Et dans ce petit pays il y en a encore beaucoup ... Merci pour votre article !

    Danielle Sara

    03 h 46, le 15 juin 2020

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