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Lifestyle - Photo-roman

« Dans d’autres familles, les filles se font battre... »

À l’heure où les Libanais se sont massivement indignés contre les violences racistes suite à la mort de George Floyd à coups de #BlackLivesMatter, voici le récit d’une employée de maison philippine dont « l’emploi » au Liban est régi par l’abominable système de « kafala ».

« Dans d’autres familles, les filles se font battre... »

Photo G.K.

Tu l’as choisie sur catalogue. Peu après ton mariage, alors que tu t’affairais à équiper ton nouvel appartement en meubles et électroménager, la responsable d’une agence de « bonnes » , madame A., t’avait rendu visite à domicile, fardée, hissée sur des 12 cm et encombrée d’un faux Chanel d’où elle avait sorti son iPad pailleté. Là, sur l’écran, elle avait fait défiler des visages sans nom, des filles aux yeux bridées, des filles noires et métisses, des jeunes femmes qui te semblaient étranges et que le logiciel de l’agence avait classées par nationalité. « C’est vrai que les Philippines sont plus chères, mais c’est aussi plus prestigieux… L’essentiel est de ne pas trop être gentille, sinon elles abusent », t’avait avertie madame A., tandis qu’elle balayait du bout de ses doigts diamantés, et avec un petit air de dégoût au coin des lèvres, les dossiers Sri Lanka, Madagascar et Éthiopie. Prestige oblige, tu avais opté pour L., une Philippine de 19 ans, parlant l’anglais couramment, suffisamment éduquée pour ne pas te pourrir la vie, mais pas assez pour te jouer de mauvais tours. Suffisamment jolie pour se fondre dans le décor, mais pas assez voluptueuse pour menacer ton couple. Voilà ce que tu t’étais dit.

Le shampoing antipoux

Un mois après la signature du contrat de kafala, sur lequel ne figurait pourtant aucune description d’emploi, pas d’heures de travail ou de quota de jours fériés, tu avais envoyé Ali, le chauffeur, à l’aéroport pour récupérer L. Ce jour-là, comme d’ordinaire, les voyageurs débarquant de tous les coins du monde prenaient leurs bagages et sortaient sans la moindre contrainte. Seules les passagères du vol en provenance de Manille patientaient dans un coin, alignées contre un mur, tête baissée, le temps qu’un fonctionnaire de la Sûreté vienne héler leur nom. « L.K., c’est toi ? Yalla, ta patronne t’attend. » Quand L. est arrivée à la maison et que tu t’étais rendu compte qu’une fille de 19 ans, « ça fait très jeune en fait », tu as préféré ne pas trop t’en approcher. Du moins pas avant de l’avoir vaccinée. « Les maladies qui viennent de ces pays-là, on ne sait jamais », avais-tu pensé. Alors, tu t’étais contentée de lui montrer ses tabliers, « le blanc, c’est pour la journée, et le noir, pour quand on a du monde », et sa chambre, une cellule de quelques mètres carrés qui ne contiendrait pas même la moitié de ta collection de chaussures.

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Puis tu lui avais vite demandé de filer sous la douche où trônaient un shampoing antipoux et du savon désinfectant. En l’espace de quelques jours, il a fallu à L. apprendre – et sans ciller – une cuisine étrange à base de kale, de beurre d’amande et de sel himalayen, le repassage, le nettoyage, le prix de tes Prada, l’arabe pour communiquer avec Ali. Essuyer les crottes des deux caniches à l’aube et les larmes des enfants qui braillent et l’accablent d’ordres et d’insultes lorsque tu es de sortie ; faire en sorte qu’aucun faux pli, aucun soupçon de poussière ne se voient, et comment tu aimes prendre ton Matcha Latte le matin, et comment monsieur aime que ses Berlutti soient polies.

Très cool

Faire tout cela en se rendant le moins visible possible. Faire tout cela en n’oubliant pas de commencer chacune de ses phrases par « Madam / Mister » , quand il t’aura fallu 3 mois pour te souvenir de son prénom. Faire tout cela en même temps et sans droit à l’erreur. Parce que, suivant ta logique, s’il arrive à L. de tomber malade, « c’est une comédienne comme toutes les Philippines », et si l’un de tes objets venait à se perdre, c’est de toute évidence L. qui l’aurait volé.

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Sinon, les dimanches, tu as l’habitude d’emmener L. avec vous au restaurant, où elle s’assoit au bord de la table, affublée des gamins dont tu te seras débarrassée, et qu’il faut qu’elle réprimande entre chaque bouchée d’un miséreux burger qu’un serveur lui aura carrément jeté sans même la regarder. Et tant pis si bosser les dimanches ainsi que te masser les pieds tous les soirs ne figurent pas dans sa job description qui n’en est même pas une, puisque tu te donnes bonne conscience en te disant : « On est très cool avec elle, elle prend ce qu’elle veut du frigo. Et puis on l’emmène dans de beaux restaurants. Dans d’autres familles, les filles se font battre… » De toute façon, la question du racisme, tu ne t’en es jamais sentie très concernée. Et d’ailleurs, lorsque tu as appris la mort de George Floyd, tu étais folle de rage. Aussitôt, tu t’es emparée de ton portable et tu as frénétiquement posté sur tous tes réseaux sociaux #BlackLivesMatter. Le soir de son décès, tu as même appelé L. pour qu’elle vienne voir ce qui se passait à la télé. C’était un lundi, le lendemain de son seul jour de congé auquel elle n’a même plus droit, maintenant que tu « préfères qu’elle ne sorte pas avec la pandémie. Elle risque de nous mettre en danger ». Tu dis ça alors que la veille, dimanche 24 mai, comme chaque jour depuis le début du confinement, tu avais passé la journée avec trente copines, chez l’une d’entre elles, dans sa villa de montagne…

Tu l’as choisie sur catalogue. Peu après ton mariage, alors que tu t’affairais à équiper ton nouvel appartement en meubles et électroménager, la responsable d’une agence de « bonnes » , madame A., t’avait rendu visite à domicile, fardée, hissée sur des 12 cm et encombrée d’un faux Chanel d’où elle avait sorti son iPad pailleté. Là, sur l’écran, elle avait...

commentaires (3)

très bien décrit, une réalité ...,c'est malheureusement ce qu'on peut observer dans le quotidien des familles libanaises. L'esclavage moderne...

mokpo

23 h 07, le 08 juin 2020

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • très bien décrit, une réalité ...,c'est malheureusement ce qu'on peut observer dans le quotidien des familles libanaises. L'esclavage moderne...

    mokpo

    23 h 07, le 08 juin 2020

  • Caricature un peu odieuse vis a vis des 99,99 p 100 qui traitent honnetement leurs employees

    Lina Daher

    19 h 34, le 08 juin 2020

  • J’espère qu’un jour L’Orient-Le Jour prendra la peine de recueillir des témoignages qui montreront enfin l’autre facette de ce volet épineux de notre réalité. Car il y en a. Et ce serait injuste de ne pas le faire vis à vis de ces milliers de familles dont ces jeunes et moins jeunes personnes ayant quitté les leurs pour venir travailler font naturellement partie.

    lila

    07 h 31, le 08 juin 2020

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