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Lifestyle - Photo-roman

Moi, guerrière gantée, en charlotte et masque N95

Une infirmière libanaise raconte l’envers du décor en ces temps de pandémie, son quotidien et ce qui se cache derrière les applaudissements de 20h sur les balcons.


Photo G.K.

Je suis infirmière dans un hôpital gouvernemental de Beyrouth. Je travaille depuis une dizaine d’années dans ce lieu où le pire est (mon) quotidien, où je continue à découvrir la chair dans des états qui défient l’imagination. Je travaille avec des organes en faillite, des os pulvérisés et des muscles fondus, des regards défigurés, des corps froissés qui lâchent et des enfants qui refusent de me lâcher la main. Je travaille avec la douleur, la trouille, les larmes, les regrets et la peur de mourir, ça fait partie du jeu. Chaque jour ou presque, on me confie les accidentés, les toxicomanes, les défenestrés, qui poussent un dernier cri, les femmes battues que je reconnais, même si elles prétendent avoir trébuché dans l’escalier ; les sans-assurances qui supplient qu’on les reçoive et toute cette cour des miracles qui compose le sous-sol de ce que fut le rêve libanais… Je suis sous-payée, un piètre salaire en livres libanaises qui désormais ne vaut que dalle, souvent mal considérée par les malades qui réclament un vrai médecin et éternellement toisée par lesdits vrais médecins.

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Mais le sourire d’un patient que je libère puis accompagne vers la sortie, les yeux d’une famille qui s’illuminent quand je leur annonce que l’opération s’est bien passée, me consolent de l’ingratitude de ma profession.


La peau dure
Au milieu du mois de mars, l’un des directeurs de l’établissement a fait irruption dans notre cantine. Affairé, il avait pointé du doigt trois infirmières, dont moi, et nous avait demandé de le suivre dans son bureau. « Vous avez la peau dure, vous êtes solides et efficaces. À partir de demain, vous allez être transférées à l’aile consacrée aux patients du coronavirus. » Même si, à l’époque, le virus ne s’était que timidement montré dans le pays, j’avais compris aux mots du médecin que ma vie changerait. Le soir, j’ai tenté d’expliquer à mon fils, âgé de 4 ans, pourquoi dorénavant je ne pourrai plus le prendre dans mes bras, revoir avec lui ses devoirs et le mettre au lit. Ensemble, on avait fait mon lit sur un sofa de la salle de séjour, déposé à la porte d’entrée un panier pour mes vêtements puis, pour la dernière fois, j’avais respiré sa chevelure comme du blé, l’odeur du shampoing et du lait, et ressenti les battements de son petit cœur contre le mien. Dès le lendemain matin, j’étais partie à la guerre. Tous les jours, dès l’aube, c’est le même rituel auquel je me plie. À l’entrée de l’unité Covid-19, ma chevelure engoncée dans une charlotte, mes mains gantées de cet effroyable bleu médical, mon sourire, que jadis les patients cherchaient, sous la lisière d’un masque N95, et toute ma féminité écrouée dans une combinaison hazmat. Lorsque je croise ma silhouette sans visage dans un miroir, j’ai du mal à me reconnaître. Je ressemble au virus.

Le back-office de la crise
Dans ma tenue d’astronaute, à peine une première gorgée de café, dont le goût se mêle à celui du désinfectant, qu’une sirène d’ambulance me signifie le début de cette journée de guerre. Alors que tout le monde est confiné, je suis dans le back-office de la crise et des applaudissements sur les balcons, dans les coulisses de cette pente qu’on affiche froidement au journal de 20h. J’ai peur. Un patient atteint du virus vient de débarquer à l’hôpital. Je dois d’abord expliquer à sa famille qu’il ne sera pas possible pour eux d’aller avec lui dans sa chambre. À chaque fois, en poussant le lit vers la chambre, je les vois chercher dans mon regard camouflé une assurance, une promesse, n’importe quoi qui les ferait tenir, et je chiale sous mon masque. J’aimerais tant leur dire que ça ira, qu’il s’en sortira, mais ça serait leur mentir. Le patient doit être entubé et, ironiquement, ce sont ces mêmes respirateurs supposés alléger les douleurs qui endommagent les poumons. À peine le temps de le placer sur son lit, de lui masser les mains alors qu’il tousse à se fendre le thorax, de lui jurer que je suis là, au fond du couloir, que le patient d’après arrive déjà. Là, à nouveau, c’est le même désarroi, la même impuissance face à cette maladie invisible et incompréhensible. Je ne sais pas quoi dire à mes malades, alors je me contente de leur apporter du Jello à la fraise, de leur répéter ce que le téléviseur rabâche comme mauvaises nouvelles et, quand leur état le permet, de les conduire à la fenêtre pour se baigner aux rayons de soleil de cet étrange printemps.

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Parfois, quand je sens qu’ils veulent renoncer, qu’ils n’en veulent plus de cette bataille injuste, « débranchez-moi, je ne veux plus vivre comme ça », je finis même par leur mentir. « Quelques jours et ça passera. » De retour chez moi, exténuée comme après un marathon, après avoir jeté mes vêtements dans le panier à la porte puis être passée sous la douche, je remets mon masque et ma charlotte pour aller jeter un coup d’œil sur mon fils qui dort déjà. Tous les soirs, depuis la porte à deux mètres de son lit, je l’observe sous sa couverture et je pense à mes patients. Je ne veux plus être cette héroïne qu’on applaudit à 20h. Je veux juste qu’ils guérissent. Juste embrasser mon fils.

Je suis infirmière dans un hôpital gouvernemental de Beyrouth. Je travaille depuis une dizaine d’années dans ce lieu où le pire est (mon) quotidien, où je continue à découvrir la chair dans des états qui défient l’imagination. Je travaille avec des organes en faillite, des os pulvérisés et des muscles fondus, des regards défigurés, des corps froissés qui lâchent et des enfants...

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