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Politique - Disparition

Youssef Béchara, le combattant de l’ombre, l’évêque de la « deuxième indépendance »

Youssef Béchara, le combattant de l’ombre, l’évêque de la « deuxième indépendance »

Le Rassemblement de Kornet Chehwane tiendra des réunions régulières sous l’égide de Youssef Béchara, au siège du diocèse maronite d’Antélias. Photo Ibrahim Tawil

Il faisait partie de cette catégorie de chefs spirituels qui réconcilient les fidèles, plus particulièrement les jeunes, avec la religion. Aussi bien au niveau de son attachement aux fondamentaux de la foi chrétienne que dans ses rapports avec les laïcs, Mgr Youssef Béchara – ancien évêque maronite du diocèse d’Antélias, qui nous a quittés mardi à l’âge de 85 ans – a constamment tenu à jalonner son action de constantes et de principes qui ont marqué de leur empreinte l’ensemble de son parcours : un souci de comprendre en profondeur les problèmes de son époque ; une volonté de suivre une ligne de conduite fondée sur les réalités du moment, mais traçant des pistes de réflexion pour l’avenir ; l’attachement à un véritable travail d’équipe ; l’ouverture sur « l’autre »…

L’histoire contemporaine du Liban retiendra principalement de Youssef Béchara son rôle primordial dans la formation, l’encadrement et la dynamique du Rassemblement de Kornet Chehwane, fondé en avril 2001 dans le sillage de l’historique appel de Bkerké de septembre 2000, lequel a pavé la voie au long processus ayant mené à la fin de l’occupation syrienne, en 2005. Il a été dans ce cadre non seulement le bras droit du patriarche Nasrallah Sfeir, mais surtout le véritable élément moteur de la dynamique enclenchée à l’époque par Bkerké pour mettre un terme à la tutelle de Damas.

Mais ce que l’opinion connaît le moins dans le cheminent suivi par Youssef Béchara, c’est le grand intérêt qu’il portait à la chose publique dès les années 1960, lorsqu’il fonda en juin 1966 avec un groupe de religieux avant-gardistes (dont notamment Guy Njeim, Makram Kouzah et Hector Douaihi) le mouvement « Église pour notre monde ». Ce groupe, auquel se joindront plus tard des laïcs, a basé sa démarche sur les résolutions du concile Vatican II pour initier un courant réformateur au sein de l’Église, notamment maronite, en opérant une ouverture sociale et politique en direction des jeunes, des intellectuels et des autres communautés.

Cette initiative a été inhibée, à l’évidence, par le déclenchement de la guerre en 1975. Youssef Béchara et les membres du groupe qui avaient entamé leur action en 1966 ne baisseront pas pour autant les bras. En 1977, ils organiseront une conférence en présence de 150 personnalités au couvent de Notre-Dame du Puits, dans la banlieue de Beyrouth, pour établir un diagnostic de la crise libanaise et définir les réformes à mettre en œuvre dans les domaines politique et social.

L’apport de Youssef Béchara prendra ensuite une autre dimension à la faveur de son rôle primordial dans la préparation du synode pour le Liban qui se tiendra à Rome en 1995 à l’initiative du pape Jean-Paul II et qui débouchera sur l’exhortation apostolique (« Une nouvelle espérance pour le Liban ») que le souverain pontife avalisera officiellement lors de sa visite à Beyrouth en 1997. Dans ce cadre, Youssef Béchara aura la charge de former jusqu'en 2005 de nombreux prêtres maronites, dont certains sont actuellement évêques. Il jouera en outre un rôle clé dans la préparation du synode maronite et dans l'élaboration de son document politique avant-gardiste ayant pour thème "l'Eglise et la politique", qui prône notamment la séparation de la religion et de l'Etat et l'édification d'un Etat civil. Contribueront à l'élaboration de ce document le père Richard Abi Saleh, ainsi que Samir Frangié et Farès Souhaid.

Youssef Béchara écoutant avec attention Samir Frangié qui a été l’un des principaux initiateurs du Rassemblement de Kornet Chehwane. Archives L’Orient-Le Jour


L’action nationale

La portée politique, ou plutôt nationale, de l’action de Youssef Béchara verra le jour en 1999 lorsqu’une réunion placée sous son égide regroupera au siège du diocèse d’Antélias des personnalités chrétiennes et musulmanes, dont notamment Samir Frangié, Farès Souhaid, Samir Abdel Malak, Sami Nader, Chakib Cortbaoui, le sayyed Hani Fahs, Saoud Mawla ou Mohammad Hussein Chamseddine. Un document ayant pour titre « Un manifeste pour le renouvellement de la signification du Liban » sera publié à l’issue de cette rencontre. Cette initiative constituera le prélude à la formation du Rassemblement de Kornet Chehwane. Un an plus tard, en mai 2000, une étape historique sera franchie avec le retrait israélien du Liban-Sud. Ce développement majeur changeait toute la donne sur la scène locale, plus particulièrement au niveau de la présence syrienne, laquelle n’avait plus de raison d’être au plan géopolitique du fait du départ des troupes de l’État hébreu. La situation ainsi créée permettra au courant souverainiste de poser désormais sans détour le problème de la tutelle de Damas. Dans un tel contexte, l’assemblée des évêques maronites rendra public le 20 septembre 2000 l’appel de Bkerké qui fera en toute transparence le procès des agissements du régime Assad au Liban, soulignant à cet égard que sans un retrait syrien, le Liban s’orientera vers le « démembrement » et la « disparition ».

L’appel de Bkerké donnera le coup d’envoi d’une dynamique nationale dont l’élément moteur sera Youssef Béchara, sous l’impulsion et les directives du patriarche Sfeir. Le tournant d’une telle action sera la formation du Rassemblement de Kornet Chehwane qui regroupera un large éventail de personnalités chrétiennes indépendantes et des représentants des partis chrétiens. Le rassemblement se réunira régulièrement sous la présidence de Youssef Béchara au siège du diocèse d’Antelias. Il représentera en quelque sorte le bras politique du patriarche Sfeir dans son action visant à mettre un terme à l’occupation syrienne.

L’ancien député Farès Souhaid souligne sur ce plan que le Rassemblement de Kornet Chehwane regroupait, certes, des pôles chrétiens, mais son action était placée sous le signe de l’ouverture et du dialogue avec les autres composantes socio-politiques. Cette approche sera mal perçue par le régime syrien qui déploiera d’intenses efforts pour banaliser le document des évêques maronites et pour isoler Bkerké. Une manœuvre qui sera mise en échec par Walid Joumblatt, qui réclamera lui aussi le redéploiement syrien vers la Békaa, et même par Omar Karamé, qui déjeunera à la table du patriarche Sfeir, au grand dam des Syriens, en présence de Nayla Moawad et Samir Frangié.

C’est dans ce climat de relance du courant souverainiste que sera formé en mai 2001 le Forum démocratique (le pendant de Kornet Chehwane dans la zone dite « Ouest ») qui regroupera des personnalités de gauche telles que Walid Joumblatt, Élias Atallah, Habib Sadek et Waël Bou Faour. Une telle dynamique sera couronnée en août 2001 par la réconciliation de la Montagne, sous l’égide du patriarche maronite et de Walid Joumblatt, et la visite de Mgr Sfeir au Chouf. Et pour clore la boucle, une rencontre regroupera le 16 août à Hamra le président Amine Gemayel et Walid Joumblatt ainsi que des représentants de Rafic Hariri, Bassem Sabeh et Ghenwa Jalloul. Youssef Béchara sera, en coulisses, au centre de toutes ces démarches et initiatives.


Youssef Béchara, un style sobre, un combat discret. Photo Émile Eid


Un homme discret et sobre

La période s’étalant de 2000 à 2005 – date du retrait syrien – sera donc riche en développements cruciaux pour l’avenir du Liban, et durant toute cette étape, Youssef Béchara sera le combattant de l’ombre, œuvrant en étroite coopération avec le patriarche Sfeir. L’une des personnalités qui ont collaboré longtemps avec lui, Samir Abdel Malak (ancien membre dirigeant du Bloc national), souligne que l’ancien évêque d’Antélias était attaché au « travail d’équipe ». « C’était un homme qui avait foi dans les institutions », relève-t-il. Un point de vue partagé par Sami Nader, qui a collaboré avec Youssef Béchara dans le cadre du conseil économique du diocèse d’Antélias. « Il savait gérer avec brio les dossiers les plus sensibles dans le cadre d’un travail d’équipe, indique Sami Nader. Il était serein mais ferme dans son action. » Abondant dans le même sens, Michel Hajji Georgiou, qui a connu de près Youssef Béchara, met l’accent de son côté sur le style « sobre et serein » de l’action de l’ancien prélat et sur « son combat discret, mené loin des feux de l’actualité ».

De ces témoignages, il ressort que les Libanais retiendront sans doute de Youssef Béchara la qualification que nombre de personnalités lui donnent, celle de « l’évêque de la deuxième indépendance du Liban ». Sur les pas du cardinal Sfeir…

Les proches pleurent « un homme de dialogue » et « un visionnaire »

Le décès de Mgr Youssef Béchara mardi a profondément affecté ses compagnons de route, ceux qui l’ont connu de près et ont collaboré avec lui dans son action politique et sociale.

Selon l’ancien député Farès Souhaid, le Rassemblement de Kornet Chehwane avait été créé par Mgr Béchara pour établir un dialogue national avec l’islam libanais en vue d’un retrait des troupes syriennes, après le retrait israélien en 2000. « Après 2005, les initiatives chrétiennes ne visaient plus qu’à organiser les relations avec les musulmans sur base d’équilibre des forces, poursuit-il. Alors que la formule consacrée par Mgr Béchara a assuré l’indépendance du pays, l’autre formule a provoqué l’effondrement de la présence chrétienne, autant politique qu’économique. » Il poursuit : « Je salue l’âme d’un grand homme qui a déclaré à voix haute que les maronites ont été créés pour le Liban, et non le Liban créé pour les maronites. »

« L’évêque Youssef Béchara nous a quittés aujourd’hui, l’évêque de la liberté, de la souveraineté et de l’indépendance, l’évêque du 14 Mars et de la révolution du Cèdre, le parrain du Rassemblement de Kornet Chehwane », a écrit le député Nadim Gemayel sur Twitter.

De son côté, Samir Abdel Malak, ancien porte-parole du Rassemblement de Kornet Chehwane, proche de l’évêque défunt, rend hommage « à un homme qui a travaillé pour la seconde indépendance du pays ». « Le Liban a perdu un homme de dialogue et un visionnaire », dit-il. Il salue la mémoire d’un homme d’Église qui œuvrait pour l’instauration d’un État civil, rappelant qu’en 2006, dans le synode maronite qui venait d’être terminé et dont Mgr Béchara était l’un des principaux auteurs, un des articles fondamentaux du texte parlait de séparation entre l’Église et l’État.

L’économiste et analyste politique Sami Nader a collaboré avec l’évêque Béchara dans le cadre du conseil économique du diocèse de Kornet Chehwane. Il se souvient « d’un homme d’institutions qui avait foi dans le travail d’équipe ». Ce conseil, poursuit-il, avait planché sur plusieurs dossiers socio-économiques brûlants, comme la rationalisation de la gestion des écoles privées (une question qui se pose actuellement) ou encore les moyens de faire fructifier les biens de l’Église au service de la population.

Il faisait partie de cette catégorie de chefs spirituels qui réconcilient les fidèles, plus particulièrement les jeunes, avec la religion. Aussi bien au niveau de son attachement aux fondamentaux de la foi chrétienne que dans ses rapports avec les laïcs, Mgr Youssef Béchara – ancien évêque maronite du diocèse d’Antélias, qui nous a quittés mardi à l’âge de 85 ans – a...

commentaires (1)

Existe-t-il en ce moment au Liban un chef spirituel, laïc, ou autre, capable de réconcilier jeunes et moins jeunes, avec leur religion, leur Nation/Etat, leurs principes ou valeurs, comme l'a fait Mgr Youssef Bechara? C'est avec sa discrétion et sa sobriété qu'il est devenu à la fois le leader spirituel et laïc ! Ce religieux exceptionnel a eu droit au respect et à l'appréciation d'importantes personnalités laïques et religieuses de toutes les communautés libanaises , malgré les nombreuses fausses accusations contre son exemplaire attitude! Gloire et paix éternelle à son âme!

Zaarour Beatriz

16 h 22, le 11 juin 2020

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Commentaires (1)

  • Existe-t-il en ce moment au Liban un chef spirituel, laïc, ou autre, capable de réconcilier jeunes et moins jeunes, avec leur religion, leur Nation/Etat, leurs principes ou valeurs, comme l'a fait Mgr Youssef Bechara? C'est avec sa discrétion et sa sobriété qu'il est devenu à la fois le leader spirituel et laïc ! Ce religieux exceptionnel a eu droit au respect et à l'appréciation d'importantes personnalités laïques et religieuses de toutes les communautés libanaises , malgré les nombreuses fausses accusations contre son exemplaire attitude! Gloire et paix éternelle à son âme!

    Zaarour Beatriz

    16 h 22, le 11 juin 2020

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