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Lifestyle - La Mode

Rabih Kayrouz s’enracine

Le confinement l’a comme lissé, apaisé, en lui offrant l’indispensable lenteur dont se nourrit son travail sans cesse contraint par les échéances. Sa barbe fleurie des derniers mois a laissé place à une ombre ratiboisée au-dessus de laquelle brille un regard légèrement terni d’inquiétude, mais plus que jamais prêt à s’émerveiller. Rabih Kayrouz nous parle de perspectives.

Rabih Kayrouz s’enracine

Rabih Kayrouz enlaçant un mannequin à l’issue du défilé de la collection Hamdella, MRK été 2020. Photo tirée du compte Instagram Maison Rabih Kayrouz

Pionnier de la nouvelle couture libanaise, Rabih Kayrouz confie avoir toujours aimé le vêtement et détesté la mode. Un paradoxe que ce fils de boulanger, élevé dans le parfum chaud et l’art éminemment civilisateur du pain, assume comme la suite logique des valeurs apprises, le temps donné au temps, le feu révélateur, l’éminence de tout ce qui est nécessaire à la vie. Dans l’industrie frivole de l’ornement, il a tracé un sillon clair et singulier, ayant compris dès la fondation de sa marque, à la fin des années 1990, l’importance d’éliminer le superflu et de créer des architectures simples en apparence, complexes dans leur conception, cohérentes, confortables et libératrices, autorisant par-dessus tout la recréation de soi et l’expression de l’individualité.

Parallèlement, il s’est plongé dans une réflexion sur le vêtement en tant que matériel culturel issu de la nécessité, ressuscitant le sens et la sensualité du vestiaire ottoman, jonglant avec les textures, travaillant la maille comme une peau réactive qui tour à tour feule ou ronronne, répondant aux attentes d’un monde uniformisé par la globalisation avec des collections où chante l’accent de son Liban natal. Il y eut ce moment où s’est imposé l’établissement d’un atelier et d’une salle de vente à Paris. Maison Rabih Kayrouz posa alors ses malles sous la verrière du Petit Théâtre de Babylone qui, déserté par l’absurde sans le savoir, attendait encore Godot. Et Oh, ce fut le couturier né dans la huche, si raisonnable qu’il en était fantasque, recevant les clientes dans le parfum d’ail et d’oignon qui s’évadait de la cuisine et courait parmi les robes, encanaillant le crêpe et ébouriffant l’organza. Le lieu devint un de ces points de ralliement et de partage où divers acteurs de la mode se réjouissaient d’assister à de nouvelles expériences, des défilés chorégraphiés et dansés par Marie-Agnès Gillot, un autre chanté par Christophe, et ce dernier – alors que Beyrouth criait sa colère et que Paris en réverbérait l’écho –, dans un silence de pieds nus et de froissements d’étoffes. L’interruption imposée par la pandémie a permis à Rabih Kayrouz de poursuivre cette exploration en solo, s’interrogeant sur l’avenir de son métier, de l’industrie en général et ce qui fait encore sens.

Annah Seroalo en mariée MRK 2020. Photo tirée du compte Instagram Maison Rabih Kayrouz

Que vont devenir les traditionnels défilés dans le contexte de la pandémie ?

Dès le départ, je n’ai jamais suivi un système, même en m’installant à Paris. J’ai pris le parti de présenter des collections prêt-à-porter en pleines semaines de la couture. J’ai voulu faire ce vêtement qui profite d’un savoir-faire et d’une émotion couture, mais au service du prêt-à-porter parce que c’est en cela que j’ai toujours cru. Dans cette idée d’une garde-robe féminine à la fois très bien faite et accessible, loin du cliché de la haute couture qui n’est pas seulement une question de moyens, mais de pertinence, et dont la façon de faire, à mon avis, n’est plus très moderne. Certes, la haute couture ne mourra pas, sa clientèle existera toujours. J’ai d’ailleurs la chance de faire partie de la haute couture au niveau du savoir-faire et des exigences du métier. Mais j’estime que ce savoir-faire peut et doit être mis au service du prêt-à-porter, du vêtement de tous les jours. Par la suite, j’ai rejoint, pour me plier aux contraintes du marché, le calendrier du prêt-à-porter. Sauf que le calendrier de la haute couture, qui correspond au calendrier des précollections, était plus logique en termes de vente et d’exposition. Nous allons, il me semble, vers une proposition des collections aux professionnels en amont des défilés, ce qui en permettra l’acquisition au moment des présentations.

La prochaine semaine parisienne de la haute couture, en juillet, sera d’ailleurs virtuelle. Chaque maison aura le choix de présenter un film à sa convenance. Pour moi, le sujet ne sera pas un défilé. J’ai opté pour un récit différent dont je réserve la surprise. Le défilé a pour but de susciter le désir. Le virtuel peut très bien répondre à cette attente.

Un vêtement qui serait une armure, MRK été 2020. Photo tirée du compte Instagram Maison Rabih Kayrouz

Comment entrevoyez-vous le processus de création désormais ? Quelle peut être la réponse de la nouvelle génération ?

Je vois l’avenir de la mode à travers le regard des jeunes. L’expérience de ma génération ne suffit plus pour répondre aux attentes d’un monde marqué par de multiples défis auquel nous ne sommes pas suffisamment adaptés. Nous sommes à un stade où nous devons réfléchir autrement, repenser nos dépenses entre autres. Dans le cas précis de Maison Rabih Kayrouz, il me semble que nous avons toujours été dans cette ligne de sobriété et d’effets retenus, mais nous devons même repenser ce que j’appelle la surcréation. On ne peut pas décider le changement. On assiste en ce moment à une course au changement, à qui trouvera le premier la clé du changement. Nous avons tous envie de créer, mais faut-il créer autant ? Nous sommes dans un changement au niveau non seulement de la trésorerie, mais du trésor, du patrimoine de nos maisons respectives. Aujourd’hui, j’ai envie de ressortir les cartons, d’exhumer des patrons qui n’ont jamais été ou presque pas utilisés, choisir dans ces dix années d’archives de notre prêt-à-porter les pièces qui me représentent le mieux et de retravailler ces essentiels, une douzaine de pièces que j’ai envie d’exagérer et dont je voudrais qu’elles représentent l’identité de la maison. Donc je reviens à cette question : pourquoi surcréer ? Ce qui existe peut, sans la contrainte de cette course incessante, entre conversion de matières et de proportions, apporter du nouveau. On est au-delà de la mode, dans la conception et le vrai vêtement. Le vêtement peut ainsi vivre dans le temps sans être marqué par les saisons.

Par ailleurs, la pandémie nous impose une nouvelle adaptation. Aujourd’hui, quand on sort de chez soi, on a envie d’être enveloppé par quelque chose de protecteur dont on puisse se débarrasser sur le seuil de la maison. On doit penser en termes de fonctionnalité et d’utilité. Renoncer aux accessoires qui traînent, qui ne répondent pas aux critères sanitaires. Cela, je l’ai ressenti très fort à mon retour à Beyrouth, chez ma mère, en faisant quelques courses au supermarché. J’ai tout de suite senti le besoin d’avoir sur moi une sorte d’armure. Le vêtement a toujours été utilitaire avant d’être esthétique. Il serait intéressant d’assister à l’apparition dans la mode d’un nouveau vêtement antivirus.

L’avenir de la mode, ce n’est peut-être pas moi. Le monde change. Il faut voir par exemple les dernières couvertures de Vogue Italia, l’un des plus prestigieux du monde, illustrées par de sublimes dessins d’enfants d’Afrique. C’est là que je perçois les signaux du changement. J’envisage de monter des collaborations avec des créateurs de la nouvelle génération, photographes et stylistes. Leur esthétique ne correspond peut-être pas à la mienne, mais leur émotion me touche, ils grandissent en plein dans la crise, ils savent que leur avenir sera difficile, j’ai envie de voir comment ils vont s’en sortir.

Aujourd’hui comme jamais, j’ai besoin de retourner aux sources, envie de rester au Liban, de contribuer au redressement de l’économie et à la revalorisation des talents négligés.

Pionnier de la nouvelle couture libanaise, Rabih Kayrouz confie avoir toujours aimé le vêtement et détesté la mode. Un paradoxe que ce fils de boulanger, élevé dans le parfum chaud et l’art éminemment civilisateur du pain, assume comme la suite logique des valeurs apprises, le temps donné au temps, le feu révélateur, l’éminence de tout ce qui est nécessaire à la vie....

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