Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Co-vide

C’est l’histoire d’une chauve-souris et d’un animal mutant mi-mammifère, mi-reptile très prisé pour ses écailles. Tous les deux s’étaient retrouvés une nuit. C’était la pleine lune, ils avaient fait l’amour comme des bêtes et avaient accouché d’un virus voué à jeter un sort sur le monde entier. Cette nuit, ils s’étaient échangé plein de secrets et avaient décidé de se venger de l’humanité entière, « kelloun ya3neh kelloun ».

Batman avait perdu ses illusions de jeunesse et s’était converti en antihéros. Fini le temps où il fallait lutter contre le mal, fini le sens de la justice et de la moralité. Batman avait donné une mission à son agent secret présent sur la place Wuhan, celle d’empester la terre entière. « Si l’être humain n’est pas capable de tirer la sonnette d’alarme, à nous de le faire ! Nous lancerons un virus à la tête d’oursin capable de s’infiltrer dans le corps de l’être humain jusqu’à lui couper le souffle, un virus tellement fort qu’il se glissera partout et se propagera aussi rapidement qu’une rumeur ! »

« Tu ne toucheras point, tu ne tousseras point, tu ne fricoteras point » et « Tu te laveras frénétiquement les mains plusieurs fois par jour pour te purifier de tous tes péchés ».

Voilà les nouveaux commandements.

Non, tout ça n’est pas un film de science-fiction ni un film de zombies.

Dans cette nouvelle réalité, j’enfile mon masque et mes gants et je m’arme de mon gel antibactérien.

Je roule dans les rues vides de Beyrouth où plane la menace du Covid.

Dans ma voiture, je ne sais plus si je suis pair ou impair, je m’y perds.

Sur ma route, je vois : deux femmes en jogging fluo qui brûlent leurs calories de la journée sur leurs nouvelles app ; un clochard la tête dans les poubelles, assisté par des chats qui espèrent récolter les restes ; des immeubles en construction laissés à moitié en chantier et des « daraks » masqués à chaque coin de rue qui me rappellent les checkpoints de la guerre. Aujourd’hui, il n’est plus question de carte d’identité mais de plaque d’immatriculation.

Je roule dans les rues désertes de Beyrouth. La société a disparu, il y a une certaine sérénité dans les rues du co-vide, une illusion de liberté dans tout ce chaos.

J’arrive à ma seule destination de sortie depuis le début du confinement : le supermarché. La nourriture est devenue pour nous un moyen de survie. D’un côté, il y a les chefs sur Instagram qui font du « live » et qui inspirent toute une nouvelle génération de cordons-bleus, et de l’autre, ceux qui n’ont pas de recettes à cette crise. Le pays balance entre la famine et la boulimie, les deux criant leur désespoir.

À la porte du supermarché, je suis aspergée par un produit antibactérien, une douche froide nécessaire avant d’affronter les nouveaux prix du marché.

Ma température est de 36 degrés, je suis donc une citoyenne saine.

Ma température est devenue mon laissez-passer.

Comme des fourmis, nous entrons pour faire nos provisions en pratiquant le « social distancing », je me tiens à 2 mètres de la personne à côté de moi ; la proximité rend paranoïaque.

Je déambule entre les rayons, je m’arrête à la section asiatique : petite pensée pour la Chine, et si c’était un complot pour faire tomber les USA ? Une nouvelle guerre froide entre deux grandes puissances, entre Trump qui ne veut pas se « trumper » sur ses calculs pour ses prochaines élections et Xi Jinping qui tient à ce que le futur soit « made in China ».

Je quitte les rayons asiatiques, je m’arrête devant les pâtes et les sauces tomate. Une minute de silence pour l’Italie qui porte le bilan le plus lourd depuis le début de l’épidémie, une minute vite interrompue par la toux de mon voisin figeant les visages de tous les clients du supermarché.

Je cours me réfugier au rayon le plus familier, celui des produits locaux : miel, huile d’olive, tahini, labneh. Je suis bien chez moi. C’est un petit rayon à la taille du pays mais avec un ego fort qui n’a pas peur d’afficher des prix élevés. Comment faire pour sortir de cette crise dans un pays déjà englouti par les problèmes monétaires, politiques et économiques ?

Notre révolution a été interrompue par le Covid et a laissé un vide. Il y a toujours un événement qui vient étouffer notre élan : après la révolution en 2006, une guerre. Après la révolution d’octobre, une épidémie.

Toujours à « mi/demi chemin ». Un projet jamais vraiment abouti, confiné dans une boîte de conserve qui a dépassé sa date de péremption.

Un projet emboîté. Sclérosé. « En-castré ».

Une fois mes achats terminés, la caissière me confie avec beaucoup de soulagement que son mari est en train de préparer les papiers pour émigrer au Canada, « il n’y a plus rien pour nous ici ». Ma fièvre augmente, je ne me sens pas en forme après avoir avalé toutes ces informations.

Face à ce vide, manger reste le seul moyen de me sentir vivante.

Mon frigo est un temple sur lequel je me recueille.

Je contemple mon poulet congelé, ma vie s’était donc arrêtée comme ce poulet. Lui aussi était condamné à rester confiné dans le congélateur.

Après avoir tué, saccagé, pollué, bousillé des forêts, nous payons le prix de notre insouciance, la nature a fini par se venger, c’est ce que je me dis en coupant les ailes de mon poulet.

Je prends ma température : 38 degrés, j’essaye de faire le vide dans ma tête de ne pas penser au Covid. Confinée dans ma tour, j’ai décidé de voir le plus de films possible et de revisiter mes classiques ; tous les films parlent d’amour dans un contexte où les relations de proximité sont devenues une vraie menace. Gone with the Wind, c’est le film que je regarde ce soir, c’est presque la fin, le moment où Rhett s’approche de Scarlett pour lui donner un baiser, un des plus beaux baisers de l’histoire du cinéma. À ce moment précis, le ciel se met à gronder, le vent commence à siffler, les vitres de ma maison finissent par trembler, des éclairs résonnent dans toute la ville, ma température grimpe à 39 degrés. C’est peut-être la fin du monde ?

Je pense à cet homme qui a toussé dans le supermarché, un acte devenu criminel de nos jours. Ma fièvre augmente, ma température passe à 40 degrés. Vision hallucinatoire, Batman est là, devant moi, sur ma terrasse, une Corona à la main, il lève sa bouteille et trinque à ma santé.

Marwa KHALIL

Comédienne, auteure

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

C’est l’histoire d’une chauve-souris et d’un animal mutant mi-mammifère, mi-reptile très prisé pour ses écailles. Tous les deux s’étaient retrouvés une nuit. C’était la pleine lune, ils avaient fait l’amour comme des bêtes et avaient accouché d’un virus voué à jeter un sort sur le monde entier. Cette nuit, ils s’étaient échangé plein de secrets et avaient décidé...

commentaires (1)

"Dans ma voiture, je ne sais plus si je suis pair ou impair, je m’y perds." Pour savoir il faut descendre de sa voiture et regarder sa plaque. On peut aussi demander l'aide d'un passant ou attendre de voir si un gendarme va vous arrêter. Ça va aller, croyez-moi

M.E

08 h 22, le 04 juin 2020

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • "Dans ma voiture, je ne sais plus si je suis pair ou impair, je m’y perds." Pour savoir il faut descendre de sa voiture et regarder sa plaque. On peut aussi demander l'aide d'un passant ou attendre de voir si un gendarme va vous arrêter. Ça va aller, croyez-moi

    M.E

    08 h 22, le 04 juin 2020

Retour en haut