Le mufti jaafarite, le cheikh Ahmad Kabalan, prononçant son discours à l’occasion de la fête du Fitr. Photo ANI
Les propos incendiaires prononcés dimanche dernier par le mufti jaafarite Ahmad Kabalan, qui a décrété la mort de la formule libanaise et avec elle la Constitution « corrompue » de Taëf, ont fait long feu.
Ayant suscité des réactions de réprobation, notamment de la part du chef des Forces libanaises Samir Geagea, qui a estimé que « le Liban disparaîtrait avec la mort de la formule libanaise », le discours du dignitaire chiite semble avoir sérieusement embarrassé le tandem chiite qui s’en est immédiatement lavé les mains. Pour le Hezbollah aussi bien que pour Amal, qui se sont dépêchés de réitérer leur attachement à la coexistence et à Taëf, le cheikh Kabalan a fait cavalier seul, sa position ne reflétant selon eux que son opinion personnelle.
Dans une intervention inédite dans le genre, le cheikh jaafarite s’en est pris au système confessionnel qui régit le pays depuis sa fondation et a dénoncé ses conséquences désastreuses sur l’État, l’économie et l’unité du Liban. « Halte au rapiéçage du pays. Nous appelons à la fin de la formule confessionnelle (…). Nous n’acceptons aucune formule corrompue au pouvoir (...) Mettons fin au monopole de l’État, de ses institutions (dans une allusion voilée au Courant patriotique libre), au mépris des gens, à la mise en lambeaux des communautés, à la haine et à ce système politique qui a mené le pays à la ruine », a-t-il lancé. « Nous voulons vivre ensemble dans un pays non confessionnel, dans le cadre d’un projet politique qui protège (…) Le temps de la tutelle politique et des lois électorales sur mesure doit prendre fin », a-t-il ajouté, avant d’annoncer que Taëf et la formule libanaise telle qu’elle avait été conçue par les pères de la République sont devenues obsolètes.
Prononcé à l’occasion de la fête du Fitr, le discours du cheikh jaafarite, considéré comme politiquement proche du Hezbollah, a été aussitôt monté en épingle par certaines voix opposées au parti chiite, pointé du doigt comme étant l’instigateur de cette « insurrection » contre le système politique actuel. La thèse d’une nouvelle tentative du Hezbollah de prendre les rênes du pouvoir pour étendre sa domination sur l’ensemble du pays a repris de plus belle. Pour de nombreux Libanais issus du camp souverainiste, le cheikh Ahmad Kabalan a tout simplement dit tout haut ce que le parti chiite pense tout bas.
Pour d’autres, le parti pro-iranien serait ainsi revenu à la charge pour relancer la fameuse équation du partage du pouvoir en trois (de sorte à accorder au parti chiite une plus large manœuvre de décision), une accusation dont il fait l’objet à intervalles réguliers toutes les fois que le pays passe par une crise « existentielle ».
L’analyste Mona Fayad, comptée dans le camp des chiites indépendants, estime qu’il s’agit probablement d’« un ballon d’essai qui peut avoir été inspiré par une partie politique déterminée tout comme il peut être un acte isolé, le mufti jaafarite ayant probablement cru bon de faire de la surenchère pour contenter le Hezbollah ».
Un acte isolé
« Soyons réalistes : peut-on imaginer un seul moment le Hezbollah gouverner le Kesrouan ou Tripoli ? Est-il capable de changer le régime, sachant qu’il n’a même pas réussi à stopper l’exfiltration par les États-Unis de Amer Fakhoury (l’ex-responsable de la milice pro-israélienne de l’Armée du Liban-Sud, accusé de torture de prisonniers au centre de Khiam) ? » s’interroge Kassem Kassir, analyste politique proche des milieux du Hezbollah. Une manière de dire que l’on accorde au parti chiite, épuisé par les sanctions américaines et la crise économique rampante, un pouvoir dont il ne jouit plus autant.
Refusant de lui accorder un crédit et d’avaliser les intentions qui leur sont imputées, le Hezbollah et Amal ont officiellement ignoré ce discours, du moins jusque-là. Plusieurs voix issues des milieux du tandem chiite ont toutefois laissé filtrer à la presse leur « mécontentement » et fait part de leur embarras après ce discours rebelle qu’ils refusent d’avaliser sous toutes ses coutures. « Le cheikh Ahmad Kabalan est connu pour son impulsivité. Il n’a consulté personne avant de tenir de tels propos », confie un parlementaire du mouvement Amal qui souligne que la position de Nabih Berry sur Taëf et le pacte de coexistence est très claire.
« Personne ne peut prétendre modifier la Constitution tant qu’il n’existe pas d’unanimité à ce sujet », commente pour sa part le député berryste Mohammad Khawaja dans un entretien avec L’Orient-Le Jour. « Nous sommes attachés à Taëf, même si nous avons des choses à redire sur ce texte qui peut encore être amélioré », dit-il.
Par le biais d’un responsable du parti, le Hezbollah a lui aussi refusé d’avaliser la position extrême exprimée par le cheikh Kabalan, dénonçant par la même occasion toutes les « opinions farfelues qui mettent en scène une volonté du Hezbollah de vouloir mettre la main sur le pays ». « Nous n’avons rien à voir avec ce discours. Il n’exprime en aucun cas l’avis du parti qui a d’autres priorités en ce moment », dit le responsable en allusion à la crise économique qui touche de plein fouet notamment sa base populaire.
Tard mardi soir, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a déclaré, lors d'une interview fleuve accordée à la radio Al-Nour et diffusée par les chaînes Al-Manar et Al-Mayadeen, à l'occasion du 20ème anniversaire de la libération du Liban-Sud de l'occupation israélienne, que le système issu de l'accord de Taëf a besoin d'évoluer, mais que cette nécessaire évolution "ne peut se faire sans un consensus entre les parties libanaises".
Mélange de concepts
Pour certains analystes, le cheikh Kabalan, qui tente en ce moment de renforcer sa popularité auprès d’une audience chiite exaspérée par la situation actuelle, a tout simplement mélangé les concepts en désavouant pêle-mêle le pacte, la Constitution et le problème du confessionnalisme politique, un mal largement dénoncé au sein de la société et dans plusieurs milieux politiques. On reproche au mufti jaafarite d’avoir non seulement mal choisi son « timing », à l’heure où le pays a des priorités bien plus urgentes que de repenser son système de gouvernance, mais également son style provocateur qui a fini par « se retourner contre lui », comme le note un analyste.
Bien que son discours sur la faillite de la classe politique et les multiples dysfonctionnements du système actuel responsables de l’effondrement du pays soit partagé par de nombreux Libanais dépités, il n’en reste pas moins que le fait de s’attaquer à la formule de coexistence et à la Constitution, des points extrêmement sensibles, a réveillé de vieilles peurs.
« Il a confondu la nécessité d’apporter des améliorations à la Constitution de Taëf, dont certaines clauses (notamment l’abolition du confessionnalisme politique) n’ont toujours pas été appliquées, et le fait d’en faire table rase en torpillant tout le système », indique Kassem Kassir. L’analyste écarte complètement la possibilité que ses propos aient obtenu le feu vert du Conseil supérieur chiite, dont les discours sont scrutés à la virgule près par une vingtaine de personnes avant d’être cautionnés.
Les propos incendiaires prononcés dimanche dernier par le mufti jaafarite Ahmad Kabalan, qui a décrété la mort de la formule libanaise et avec elle la Constitution « corrompue » de Taëf, ont fait long feu.Ayant suscité des réactions de réprobation, notamment de la part du chef des Forces libanaises Samir Geagea, qui a estimé que « le Liban disparaîtrait avec la mort...
commentaires (12)
Ils auront beau les laver elles resteront rouges du sang de leurs crimes.
Christine KHALIL
20 h 38, le 27 mai 2020