Depuis la pandémie de Covid-19, on les appelle « les anges en blouse blanche », on leur compose des chansons et l’on chante leurs louanges. Mais dans la vraie vie, les infirmières sont privées de leurs droits les plus basiques dans nombre d’établissements. Viviane, infirmière diplômée avec 22 ans d’expérience et mère de trois enfants, en a fait l’amère expérience. Elle vient de démissionner d’un hôpital qui ne lui paie plus son salaire depuis octobre, sachant qu’il l’avait réduit de 30 % auparavant.
« J’étais en charge des urgences, nous traitions 1 320 à 1 350 cas par mois, ce qui est énorme pour un petit hôpital comme celui où j’étais employée, raconte-t-elle à L’Orient-Le Jour. Et nous n’étions que deux infirmières sur place ! Notre travail s’était intensifié durant la pandémie, j’ai moi-même effectué onze tests de PCR durant mon dernier jour de travail. »
Amal, elle aussi infirmière et mère de trois enfants, continue de percevoir son salaire entier, mais reconnaît que le secteur infirmier est en piteux état. « De nombreux hôpitaux ont fermé plusieurs de leurs services, les opérations routinières ne sont plus programmées, souligne-t-elle. Beaucoup d’infirmiers rentrent chez eux, quitte à prendre des congés non payés. Parfois, ils se retrouvent obligés de changer de service ou d’être intégrés dans les unités de traitement du Covid-19. Et bien qu’ils soient en première ligne de lutte contre la pandémie, ce sont eux que l’on arrête souvent de payer à la moindre crise. »
La présidente du syndicat des infirmières et infirmiers, Mirna Doumit, a tenu hier une conférence de presse incendiaire. Photo ANI
La Journée internationale des infirmières et infirmiers qui tombait hier survient cette année dans un contexte de pandémie mondiale, mais au Liban, la crise dure depuis bien plus longtemps. Mirna Doumit, présidente du syndicat des infirmières et infirmiers, a tenu hier une conférence de presse incendiaire au siège du syndicat à Sin el-Fil au cours de laquelle elle a tiré la sonnette d’alarme. « Si nos droits ne nous sont pas accordés entièrement, les conséquences devront être assumées par tout le monde », a-t-elle martelé, notant le rôle primordial de ce personnel soignant dans l’endiguement de l’épidémie du coronavirus au Liban. « Quand le secteur infirmier est en danger, la santé des Libanais l’est tout autant », a-t-elle ajouté.
Mme Doumit a précisé dans son intervention avoir porté aux plus hauts responsables du pays les doléances de ses syndicalistes et avoir reçu des promesses de règlement de la crise « dont nous attendons la concrétisation », a-t-elle pris le soin d’ajouter. « Nos revendications sont tellement basiques que j’ai honte de les répéter, confie-t-elle à L’OLJ. Il est interdit de ne pas payer les salaires des infirmières ou de les réduire, de les obliger à prendre des congés non payés, de ne pas leur assurer les moindres conditions de protection sur leur lieu de travail… Les prétextes invoqués par les hôpitaux ne sont pas convaincants. »
Elle précise que les responsables politiques ont promis de faire pression sur les hôpitaux contrevenants par tous les moyens possibles, mais reconnaît n’avoir encore perçu aucune initiative sérieuse. « Certains de ces établissements ont trouvé les fonds nécessaires pour équiper des unités de soins pour des patients atteints de Covid-19, mais ont quand même réduit les salaires des infirmières et infirmiers qu’ils envoient sur le front de lutte contre l’épidémie », s’insurge-t-elle.
Des infirmières de l’hôpital universitaire Rafic Hariri entourées de protestataires venus les saluer à l’occasion de la Journée mondiale des infirmières et infirmiers en leur offrant des roses et un gâteau. AFP / Joseph Eid
Injustice et risque de fuite des cerveaux
Sur le terrain, les infirmières ressentent cette injustice. « Nous sommes les premières à être privées de salaire quand les médecins sont payés très régulièrement, se désole Viviane. Or, nous sommes incontournables dans le secteur médical et sommes de plus en plus diplômées. Mais nous souffrons du regard que porte injustement sur nous la société. » Pour elle, « les établissements invoquent souvent le prétexte de ne pas être payés par les organismes publics, or la plupart de leurs patients sont assurés par des assureurs privés ».
Cette frustration effraie Mirna Doumit qui craint la fuite des cerveaux. « Partout au monde, le besoin d’infirmières se fait sentir depuis la pandémie, souligne-t-elle. Et les infirmières libanaises sont très appréciées pour leur compétence comme pour leur multilinguisme. Or comment le secteur médical au Liban compte-t-il se ressaisir sans ses meilleures infirmières ? Les patients et leurs familles sont très vulnérables quand ils sont admis à l’hôpital, d’où l’importance cruciale d’un personnel soignant compétent. »
La présidente du syndicat déplore cependant la frilosité dont font parfois preuve ses consœurs et confrères. « Que feraient les hôpitaux sans le corps infirmier ? insiste-t-elle. Si 80 % d’entre eux s’engageaient dans une action de protestation, ces établissements devraient fermer leurs portes. Nous avons besoin de temps pour propager la culture syndicale. »
Ces infirmières souvent privées de leurs droits se consacrent sans se ménager aux patients, souvent au détriment de leur propre cercle rapproché. Durant de longues semaines de travail, Viviane et Amal ne pouvaient même plus embrasser leurs enfants…