Quiconque croit qu’après la révolte du 17 octobre, la liberté d’expression au Liban se porte mieux doit peut-être se raviser : l’avènement du nouveau gouvernement ne semble pas avoir favorisé des progrès en la matière, la chasse aux sorcières se poursuivant de plus belle à l’encontre de journalistes proches du mouvement de contestation. Le dernier épisode en date est la convocation adressée jeudi par le service de renseignements de l’armée à Ayman Charrouf, journaliste sur le site en ligne al-Modon, un média connu pour sa proximité avec la société civile. L’activiste s’était vu enjoindre de se présenter hier à midi à la branche de Rachaya (Békaa), son lieu d’élection de domicile. Conseillé cependant par son avocate, Diala Chéhadé, il n’a pas obtempéré et s’est rendu avec elle au parquet de cassation judiciaire et au parquet militaire, en l’occurrence les deux plus hauts recours pour la contestation d’un ordre de convocation d’un citoyen par un service sécuritaire.
« J’ai été contacté par un agent du service de renseignements de Rachaya, qui m’a demandé de me présenter à son bureau vendredi (hier) à midi. Lorsque je lui en ai demandé la raison, il m’a répondu : “Nous en discuterons ensemble sur place” (…) » a annoncé jeudi M. Charrouf sur les réseaux sociaux, indiquant que son avocate, qu’il a aussitôt sollicitée, n’a pu, en dépit de ses démarches, obtenir plus d’informations sur le motif de la convocation ni sur l’autorité qui en a donné ordre.
Article, commentaire ou participation aux émeutes ?
Jointe par L’Orient-Le Jour, Me Chéhadé suppose qu’il s’agirait de rendre compte d’un article publié par le journaliste dans al-Modon ou d’un commentaire posté sur Facebook (FB). « En tout état de cause, si le grief est lié à l’exercice de son métier de journaliste, la loi dispose que l’acte relève du tribunal des imprimés, et s’il est poursuivi pour une opinion exprimée hors de la plate-forme journalistique, la tendance du tribunal militaire est de ne plus se déclarer compétent sur un tel point », allègue l’avocate. Il y a quinze jours, Ayman Charrouf avait rédigé un article dans lequel il affirme que le chef du gouvernement, Hassane Diab, aurait réclamé des indemnités à l’Université américaine de Beyrouth, au sein de laquelle il occupait le poste de vice-président du département chargé des relations avec des établissements éducatifs au Moyen-Orient, pour le couvrir de la totalité de ses salaires (200 000 dollars annuels) qu’il devait encaisser jusqu’en 2025, date d’expiration de son contrat avec l’université. Dans cet article, le journaliste assure également que M. Diab aurait demandé le transfert de ces fonds à un compte ouvert à l’étranger.
Une autre raison probable de la convocation, suggère Me Chéhadé, serait le commentaire posté sur FB, dans lequel le journaliste accuse les soldats de l’armée de violences contre des protestataires lors des manifestations qui avaient eu lieu fin avril.
Pour l’avocate, aucun des deux motifs n’est en tout état de cause justifiable. « Si le militant est poursuivi pour l’article qu’il a écrit, il s’agirait d’un moyen utilisé pour réprimer et faire taire les médias ; et si on lui reproche d’avoir stigmatisé l’institution militaire, tout citoyen est en droit de critiquer une institution publique dans le cadre de l’exercice de ses fonctions. »
Une source judiciaire indique à L’OLJ qu’en convoquant M. Charrouf, le service sécuritaire n’était pas informé de sa qualité de journaliste. Celui-ci aurait été appelé pour son implication dans les émeutes lors des dernières manifestations. « Faux, je n’ai participé ni aux manifestations de la Békaa ni à celles de Tripoli ou de Saïda », réplique Ayman Charrouf, joint par L’OLJ, estimant qu’« on est dans un État policier qui soumet aux menaces et au chantage tout opposant au pouvoir ».
Le journaliste et activiste Ayman Charrouf. Photo DR
À la merci
Quant à l’autorité qui a demandé la convocation de l’activiste, elle n’est pas connue non plus. « Nous nous sommes rendus ce matin (hier) auprès des parquets de cassation judiciaire et militaire pour savoir qui est à l’origine de la demande de convocation. Comme nous n’y avons trouvé aucun responsable, j’ai adressé une requête écrite au commissaire du gouvernement près le tribunal militaire pour essayer de savoir si le service de renseignements s’est saisi d’office ou s’il a reçu l’instruction d’un magistrat », indique Me Chéhadé. « C’est au seul juge de prendre la décision d’une convocation », martèle l’avocate, estimant que « cette prérogative ne peut s’étendre à une autorité rompue aux méthodes d’intimidation, faute de quoi le citoyen se trouverait à la merci d’un service sécuritaire ». Et de déplorer : « Pour les services sécuritaires, convoquer des personnes qu’ils considèrent suspectes est une coutume acquise depuis la tutelle syrienne, voire l’époque du deuxième bureau. Or, cette coutume est contraire à la loi parce qu’elle viole les droits du justiciable. » « Les services sécuritaires ne peuvent se saisir d’office des dossiers, à moins qu’il ne s’agisse d’un flagrant délit ou d’une situation d’urgence », ajoute l’avocate. Selon elle, la mission du service de renseignements de l’armée est de « collecter les informations dans des affaires liées au trafic de stupéfiants, à l’espionnage ou encore au vol, et non de faire pression sur un journaliste qui milite contre la corruption ».
commentaires (6)
Il a dû faire quelque chose contre le Hezbollah ?
Eleni Caridopoulou
18 h 34, le 09 mai 2020