Critiques littéraires

La parole partagée de Wajdi Mouawad

Wajdi Mouawad arpente en temps de confinement imposé ses territoires intérieurs. Il déroule à notre oreille la pelote d’émouvants voyages. Avec la poésie et le tragique pour étendards, il appelle à l’insubordination et au courage, et nous invite à réinventer une « manière nouvelle de vivre ensemble ».

© Simon Gosselin

Du 16 mars au 20 avril derniers, confiné chez lui à Paris avec sa famille suite à l’épidémie de Covid-19, l’homme de théâtre et directeur du théâtre parisien La Colline, Wajdi Mouawad, tient quotidiennement (excepté les weekends) son « Journal de confinement ». Intimement enraciné dans son vécu intérieur et familial quotidien, jetant des ponts avec les expériences du passé – enfance, famille (parents, fratrie, enfants), guerre civile, exil, aventures théâtrales et artistiques, rencontres marquantes, voyages et errances poétiques –, Mouawad place son journal sous le signe du partage.

« (...) Faire preuve de présence, ensemble, qu’importe le moyen. (...) S’astreindre à l’exercice d’une écriture à dire, passant par les réseaux une parole d’humain confiné à humain confiné (...). Comment faire pour que le temps du confinement soit un temps vivant, un temps qui consiste en autre chose qu’attendre sa fin (...). Défaire le confinement par ce qui nous rend humains, la parole partagée (...). »

Aborder les problématiques soulevées dans ces pistes sonores et dialoguer avec elles, nécessite une étude approfondie et arborescente. Ce papier propose seulement une immersion dans ce « Journal de confinement ». Une plongée qui, quoique intense et brève, permette aux lecteurs d’apercevoir, puis d’aller rencontrer la singularité, la complexité et l’ivresse pudique de ces textes. Livrés par la voix de Wajdi Mouawad, de bouche à oreille, de mémoire à mémoire, et de cœur à cœur, ces petits pains au goût d’amour et d’humanité traitent d’une réalité qui nous concerne toutes et tous, qui nous parle et parle de nous.

L’annonce du confinement imposé en France agit comme une bombe à sous-munitions sur Wajdi Mouawad. Ce confinement provoque ou découvre une désintégration qui est percée par laquelle le dramaturge se lance dans un élan d’ouverture : vers les autres et vers son être intime. Cette bombe dont l’explosion et la dissémination sont à large spectre spatio-temporel, atteint des zones internes émotionnelles, mentales, intellectuelles et morales, diverses et différées. Touchantes et souvent insoupçonnées. La déferlante émotionnelle affleure, réservée et impétueuse, dès le premier texte lu. Elle déborde aux limites de la voix, en chacun des mots que prononce Mouawad, avec cet accent libanais presque clandestin et sa mélancolie familière.

« (...) Nous sommes à l’intérieur de quelque chose, (...) quelque chose est enceinte de nous, quelque chose nous porte dans son ventre et attend d’accoucher de nous (...) le temps approche où il nous faudra bientôt naître à quelque chose, mais à quoi, et comment, comment allons-nous naître ? »

Ce « Journal de confinement » , avec chaque morceau écouté, dévoile comme dans un songe éveillé ses facettes. Journal de bord – Mouawad si discret y consigne des parts de sa vie, avec confiance et générosité à l’égard de ses auditeurs anonymes –, il est autant une gazette quotidienne autopsiant l’actualité. État des lieux personnels, état des lieux collectifs. Les dimensions de l’intime et de l’universel y demeurent indissociées et confèrent au Journal un rayonnement tenant de la vérité et de l’enfance.

Lorsque la voix de Mouawad commence à dire son texte, la piste enregistrée trace une trajectoire superposant des fréquences, climats et destinations différents. Celui qui écoute est d’emblée mobilisé à différents niveaux de son intériorité. Par ce canal sonore, Mouawad convoque en lui-même, en l’œuvre qu’il esquisse simultanément, et en nous, sensorialité, pensée dialectique, affectivité et création. Si la situation découlant de l’épidémie globalisée semble inédite, les valences créatives de ce « Journal de confinement » ne le sont pas moins.

Avec les premiers mots écoutés, nous voici en présence du conteur. Celui des temps anciens où l’obscurité n’est éclairée que par les étoiles ; celui des temps obscurs du confinement. Ce conteur met à notre portée les menus faits du quotidien, une question ou opinion exprimées par un enfant, un souvenir, un discours officiel ou quelque détail de la pièce où l’auteur se trouve, en leur conférant le mystère de propos oraculaires. Célébration de l’oralité, de son atemporalité et de son pouvoir guérisseur sur l’âme de celui qui la véhicule et de ceux qui la reçoivent. En présence du conteur, nous voilà réunis en une assemblée invisible dans le noir ; à la fois seuls ensemble et faisant communauté à partir d’une cellule à soi.

« L’art comme un geste guerrier qui engage un combat dont je suis à la fois le terrain, l’ennemi, l’arme et le combattant. Telle est la réalité du virus, entrer en guerre pour une guerre intérieure (...). Ébranlement : voilà le vaccin que nous cherchons de toutes nos forces (...). »

Mouawad prend les armes depuis le paradoxe de l’obscurité. Nuit du conte autour du feu, de la salle de théâtre ou de cinéma, de l’abri en temps de guerre, de la solitude de l’artiste, de la peine de l’âme, approchée dans le halo du confinement. Le conteur est tout autant l’adulte qui raconte à l’oreille de l’enfant une histoire pour s’endormir, que l’enfant qui murmure à l’oreille de l’adulte les mots qui le mèneront vers l’éveil. Régression et progression, consolation et secousses, réflexion et éruption, autobiographie et allo-biographie, puissance et impuissance, renouvellement et répétition : Mouawad logé au cœur du paradoxe du Covid-19 et de son paradoxe propre, déploie d’une écriture chorale son théâtre d’ombres. De monologues en dialogues et chœurs, les ombres prennent chair au cours de sa narration. Redevenues invisibles lorsque le rideau de la voix tombe, elles persistent à errer encore en nous.

« Nous sommes des mystères ambulants et nous ne nous voyons plus que comme des menaces. »

Conte, théâtre, essai autobiographique, récit poétique, discours politique, plaidoyer d’un résistant sur les ondes, récit d’un youtubeur éphémère depuis une cellule urbaine, Mouawad fait dialoguer les genres en un enchevêtrement signifiant. Jetant des ponts entre l’actualité, les textes fondateurs de la mythologie et de la tragédie, les rites de peuples antiques, et les grands événements de l’Histoire, en résonance avec les œuvres et les rencontres qui l’ont touché, il s’aventure dans son histoire depuis le quotidien familial confiné, jusqu’aux rives de l’enfance. Simultanément œuvre en cours et œuvre finie, recelant une dimension d’ovni derrière ses allures de sobre enregistrement diffusé sur le net, l’artiste veille dans son Journal à une organisation méthodique des repères, tout comme à leur éclatement.

Dans le confinement subi à prime abord, Mouawad s’impose une contrainte choisie, une discipline d’ouverture et de publication qui est engagement et partage. Dans la pluralité des sujets abordés, jamais de perte de sens ou d’intégrité. Densité et complexité ont la simplicité profonde des paraboles. Dans cette virée quotidienne dans le labyrinthe d’un autre, qui éclaire aussi le nôtre, à aucun moment avons-nous le besoin de nous extirper du fil de la voix. Le labyrinthe ne dessine pas l’architecture de la geôle, mais la forme du chemin. Et l’issue que donne Mouawad à chaque fin de piste sonore est inattendue, quelquefois cathartique.

« Je ne sauverai pas le monde, mais j’ai beau ne pas le sauver, je peux du moins te désapprendre la peur, t’aider à ne pas hésiter le jour où il te faudra choisir entre avoir du courage ou avoir une machine à laver. (...) Et coûte que coûte, il te faudra rester le gardien de ton frère (...). Donne du courage autour de toi et n’accepte jamais ce qui te révulse. Quant à moi je t’aime. Ton père t’aime. Sache cela et n’en doute jamais. »

Par le prisme du confinement, les métaphores qu’esquisse le Covid-19 de notre époque, et via le champ lexical qu’il instaure (dont celui relatif aux gestes barrières), les pensées et affects qui occupent Mouawad sont multiples. Citons-en quelques-uns : solitude, culpabilité, douleur, finitude, meurtre des rites, sacré, mort solitaire (aux vertus statistiques) de nos aînés, cité et citoyenneté, méfiance de l’autre, filiation, paternité, amour du théâtre, possible liquéfaction de l’héroïsme, salvation par la poésie, notion de sacrifice dans une société minée par le culte du confort et de la consommation, capitalisme et néolibéralisme, rapports entre sphères de l’art et celles politiques, environnement et climat, guerres, virtuel et technologisation.

« Comment se rassurer à travers la mort des autres ? Et de toute manière comment vivre dans un monde sans vieux ? »

Chantant la nécessité de « redonner la part de vie aux vivants », Mouawad s’exprime mû par quelque chose d’absolu et d’intransigeant, tenant de la candeur de l’enfant bafoué, ou de l’adulte anéanti par le risque qu’il puisse tromper l’enfant en lui, ses propres enfants et ceux des générations futures. Tel Ulysse s’abandonnant aux chants des sirènes sans bouchons de cire mais seulement attaché par les cordons de l’écriture contre le poteau de l’inéluctable, Mouawad s’engouffre. Par ce voyage initiatique en soi, il établit une distance vitale, un recentrement, qui le font accéder à l’émancipation et le réconcilient avec la confiance. Il accepte alors et s’approprie ce qui fut un temps aliénation et non-sens.

« Il y a toujours un angle mort (...) le plus redoutable (étant) celui que chacun entretient avec lui-même. »

Avec une force créative impressionnante et une capacité colossale de pensée et d’empathie, Mouawad cherche sans relâche. Dans sa recherche et son errance, il est en permanence en relation avec l’essentiel. Ce qu’il trouve était là dès le début – et réaliser cela lui fait l’effet d’un séisme. La conclusion de ces pistes sonores, ouverture vers d’autres à venir, renoue avec l’origine. Seule l’éthique de l’écriture peut résoudre le dilemme.

« (...) d’une écriture à dire, (...) je continuerai cependant à écrire mais dans le silence. »

Mise en abîme, son voyage autour de sa « tache aveugle » lui permet de voir qu’il peut se déconfiner en se confinant davantage, en creusant une profondeur de plus dans l’isolement par les retrouvailles avec sa solitude : celle de la création. Est-ce peut-être là la forme d’héroïsme qu’il espérait, l’unique possible ? Alors qu’il croyait errer encore dans le labyrinthe, arpentant les lisières de son angle mort, il finit par frayer un passage vers la lumière.

« (...) Un bonheur m’a saisi dans l’éclat blafard des glaciers, là si loin de tout, marchant dans le silence du Nord, la poésie s’était présentée au moment où je l’attendais le moins. Penser à cela à présent où je suis comme tout un chacun agrafé au rocher de mon propre miroir, à attendre chaque jour la visite effroyable des aigles et penser que si elle nous reste souvent interdite, la poésie ne nous a pas entièrement abandonnés, à la condition d’y entrer par effraction, il ne faut pas chercher de porte, ni chercher à comprendre. Simplement, un jour nous serons dehors. »



Journal de confinement de Wajdi Mouawad, Pistes sonores publiées en ligne du 16 mars au 20 avril 2020, https://www.colline.fr/spectacles/les-poissons-pilotes-de-la-colline

Du 16 mars au 20 avril derniers, confiné chez lui à Paris avec sa famille suite à l’épidémie de Covid-19, l’homme de théâtre et directeur du théâtre parisien La Colline, Wajdi Mouawad, tient quotidiennement (excepté les weekends) son « Journal de confinement ». Intimement enraciné dans son vécu intérieur et familial quotidien, jetant des ponts avec les expériences du...

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