Entretiens

Michel Onfray : comment résister face à l’imminence de la catastrophe

Michel Onfray a passé quatre jours au Liban dans le sillage de la sortie de son dernier ouvrage Sagesse et avec l’objectif de mieux comprendre la révolution libanaise. Nous avons rencontré cet auteur brillant et prolifique pour l’interroger sur les leçons à tirer de la philosophie romaine, qu’il propose comme une forme de réponse ou de résistance face à l’effondrement annoncé de la civilisation occidentale.

Joël Saget/AFPMichel Onfray par Joël Saget_AFP

Quel était l'objectif de votre séjour au Liban ? Y avez-vous appris ou mieux compris certaines choses ?

Stéphane Simon, qui est mon ami et le producteur de ma web-TV et moi, avions pour premier objectif de donner une séance de notre Université populaire nomade à Beyrouth, à l’invitation de Zeina Trad qui est journaliste et que j’avais rencontrée pour un entretien en France. Nous voulions ensuite essayer de penser cette « Révolution » sur place en rencontrant quelques-uns de ses acteurs, mais également un certain nombre de personnalités de la société civile libanaise, en vue de réaliser un documentaire pour ma web-TV. Une rencontre avec l’ambassadeur de France au Liban, monsieur Bruno Foucher, m’a permis de comprendre un certain nombre de choses grâce à son exceptionnelle connaissance du pays et ses talents conjugués – clarté, précision, information. Il est un grand diplomate français dont la conversation m’a éclairé sur plus d’un point. Pour autant, chacun sait que le général de Gaulle invitait à se méfier d’aborder l’Orient compliqué avec des idées simples… Prendre la parole sur la question du Liban pour quelqu’un comme moi c’est déjà manquer de prudence !

D'où vient votre intérêt pour ce qui se passe aujourd'hui au Liban, quel que soit le nom qu'on lui donne : révolte, insurrection ou révolution ?

Il y a une relation ancienne d’amitié entre le Liban et la France. Le Liban est une terre de tectonique des plaques et je suis venu curieux d’envisager ces mouvements qu’on peut nommer soulèvement, rébellion, révolte ou révolution avec des acteurs qui vivent les choses de l’intérieur. Ce qui advient au Liban est une leçon de choses comme on disait jadis : l’occasion d’un laboratoire de réflexion pour l’avenir des civilisations. Je m’intéresse à ces « craquements » qui ont lieu dans différents lieux du monde et prennent des formes diverses, mais partout, le capitalisme triomphant et sans partage a créé de la paupérisation et les peuples n’en peuvent plus de vivre si mal, alors que les professionnels de la politique en profitent. Il y a aussi sans doute dans mon intérêt une forme de fidélité à mes origines sociales.

Pour analyser et comprendre ce qui se joue durant une révolution, on a plus souvent recours à la sociologie ou à la science politique. Quel éclairage différent nous apporte la philosophie ?

La philosophie politique, de Platon dans l’antiquité à Orwell au XXe siècle, en passant par Machiavel ou Rousseau, sinon Marx ou Smith, a beaucoup de choses à dire sur ces questions-là ! Cette discipline permet de penser en surplomb à égale distance de l’idéal et du réel, de la théorie et de la pratique, des faits et des idées. Les idées sans le réel tout autant que le réel sans les idées ne m’intéressent pas : je veux la jonction des deux. Dans mon dernier ouvrage, Sagesse, il y a des chapitres politiques. Parce qu’on n’est pas sage tout seul. Le bonheur n’est pas quelque chose d’égoïste et il existe une sagesse politique qui pense des questions telles que : qu’est-ce que c’est qu’être citoyen ? Qu’est-ce qu’on peut faire dans l’État ? Comment aspirer à un nouveau modèle plus juste ? etc.

La sagesse n'est-elle pas un luxe réservé à quelques privilégiés, surtout lorsqu’une communauté humaine traverse des moments de crise aigüe ?

La sagesse est de tout temps, à toute heure, pour tout le monde et en toute occasion : la guerre, aussi bien que la paix, par temps calme autant que par gros temps de tempête, elle vaut pour la vie en pleine forme ou la vie peu de temps avant de mourir, mais également pour une civilisation radieuse ou pour une civilisation qui tombe. Il n’est jamais ni trop tôt ni trop tard pour en user.

Le public de la philosophie est vieux dans sa grande majorité. Pourquoi cela à votre avis ?

Dans le monde occidental qui a intérêt à fabriquer des consommateurs plutôt que des citoyens, l’école a produit des illettrés que la culture intéresse moins que le divertissement : c’est la fin du livre, du théâtre ou de l’opéra au profit de l’écran généralisé, du cinéma commercial et de la chanson de masse. La philosophie ne permet pas de faire fortune, au contraire du football, du cinéma, des séries, de la chanson ou du rap. Dans cette configuration vous trouverez peu de jeunes à l’opéra, au théâtre ou dans un amphithéâtre où se donne une conférence de philosophie… Ce vieillissement que vous décrivez affecte la culture en général, parce qu’après 68, on a déconsidéré la culture et on a cessé d’enseigner à lire, à penser, à réfléchir. Mon père jusqu’à ses 88 ans récitait des vers alors qu’aujourd’hui, un Bac +3 ne sait pas grand-chose par cœur…

La philosophie concrète, pragmatique, applicable au quotidien que vous prônez dans votre ouvrage a-t-elle sa place dans les périodes de révolution ?

Oui bien sûr, elle a sa place partout d’ailleurs. Elle permet de mieux penser le réel, de mobiliser les leçons de l’histoire afin de poser un diagnostic qui permet un pronostic à même de rendre possible une thérapie ! Il n’y a jamais autant besoin d’universités populaires que dans ces moments-là, pour organiser la réflexion en dehors des institutions. Et les tentes sous lesquelles les participants réfléchissent au contrat social, au confessionnalisme et à toutes les questions qui ont trait à l’organisation de la vie en communauté sont plus que jamais nécessaires.

Vous dites qu'à Rome, on philosophe comme on fait son marché, en piochant dans le stoïcisme, l'épicurisme, le pyrrhonisme. Cette façon de procéder a-t-elle des proximités avec nos manières actuelles qui sont aussi des manières de bricolage intellectuel et de picorage ici ou là ?

Non… C’est plus compliqué que ça… Ce dont vous parlez a été nommé « éclectisme » par le philosophe Victor Cousin au XIXe siècle avant de devenir un nom commun. Ce que faisaient les Romains c’était d’acclimater le passé philosophique très théorique des Grecs en présent philosophique romain très concret : non plus des concepts et des idées destinés aux seuls philosophes de métier pour former des professionnels de la philosophie mais des histoires édifiantes à même de parler à tout le monde et de contribuer à la construction des citoyens. Notre époque ignore, et c’est tant mieux, le temps perdu des écoles philosophiques – scolastique, freudisme, marxisme, existentialisme, structuralisme… Aujourd’hui, les pensées sont plus solitaires et subjectives.

Votre sous-titre est Vivre au-dessus du volcan. Pourquoi le choix de cette métaphore-là ? Et si nous vivons bien au-dessus du volcan au Liban depuis des années, est-ce aussi le cas en Occident ?

C’est la métaphore qui dit l’imminence de la catastrophe, ce pourrait être celle du Titanic avant la collision avec l’iceberg qui lui sera fatal, c’est-à-dire que l’on parle de ce moment où il n’est plus possible de faire machine arrière. Nous sommes dans cette situation, cela semble de plus en plus évident pour un grand nombre de personnes. J’ai posé ce diagnostic et je l’ai documenté dans un livre intitulé Décadence en 2017 et qui embrasse les vingt siècles de notre civilisation.

Qu'est-ce qui en Occident, et en France en particulier, signale ce que vous nommez l'imminence de la catastrophe ?

Le nihilisme, autrement dit l’absence de sens, de boussole. Chaque jour apporte son lot de bêtises qui témoignent en faveur d’un effondrement de la civilisation occidentale : toutes ont à voir avec le refus du réel, de l’histoire, des faits auxquels l’époque préfère le virtuel, l’idéologie et les constructions intellectuelles les plus farfelues. Par exemple cette idée que l’homme et la femme n’auraient aucune réalité biologique, anatomique, physiologique et ne seraient que des constructions culturelles et politiques. C’est une pure vue de l’esprit, un jeu d’intellectuel… Nous ne faisons plus communauté, République. Partout se font entendre des revendications catégorielles, je dirais même tribales. On observe comme un repli identitaire : on est noir, femme, musulman ou autre, avant d’être français. Mais on pourrait aussi voir dans le fait que 50% des gens ne votent plus, que le Front national arrive au 2e tour des élections avec 40% des voix, dans la violence des rues devenue quotidienne, dans la délinquance contre laquelle l’État ne peut rien, dans l’existence de ces fameux « territoires perdus de la République », d’autres symptômes de l’imminence de la catastrophe.

La décadence de l'Occident est-elle le résultat du capitalisme ?

Non, elle est le destin de toute civilisation qui naît, croît, décroît et disparaît : les pierres levées celtes, les pyramides égyptiennes, l’agora grecque et le forum romain témoignent que ces civilisations ont été, mais aussi qu’elles ne sont plus, voyez leurs ruines ! Il va bientôt en être de même avec les cathédrales européennes… Les civilisations comme les corps ou les organismes vivants sont mortelles, et la nôtre est en train de mourir. C’est une évolution naturelle contre laquelle on ne peut rien. On peut juste ralentir les choses. Mais si une civilisation ne se préserve pas, ne s’aime pas, ne s’enseigne pas, elle se précipite dans le vide sous les coups de boutoir de ceux qui veulent prendre sa place.

Les révolutions servent-elle à quelque chose face à la décadence ?

Non, elles sont des péripéties, de petits moments dans un très long mouvement. On ne peut aller contre le mouvement qui agit sur tout ce qui est vivant : ce qui concerne une fourmi concerne aussi une galaxie, mais également les hommes et les civilisations : tout cela est soumis à l’entropie – qui est l’usure consubstantielle à l’œuvre du temps. Il ne faut pas oublier que le sens étymologique du mot « révolution » renvoie à l’astronomie. Lorsqu’un astre fait une révolution, il revient à la même place. L’histoire me donne d’ailleurs raison, il y a eu des révolutions dans divers endroits du monde et à diverses époques, mais elles n’ont jamais débouché sur le bonheur ; on n’a pas supprimé la pauvreté et rien n’a changé pour la classe ouvrière. Néanmoins, les révolutions produisent une fraternité heureuse, une jubilation à être ensemble. Elles fabriquent de la solidarité.

Que peut-on donc faire face à l'imminence de la catastrophe ?

Vivre debout, droit. Faire de telle sorte que la négativité ne passe pas par soi. Porter haut et clair un certain nombre de valeurs auxquelles plus personne ne croit – sens de l’honneur et de la parole donnée, grandeur d’âme, générosité et magnanimité, verticalité et longanimité, véridicité et congruence – ce qui se nomme proprement résister.

Tout cela est très sombre. La philosophie romaine est-elle porteuse d'un message d'espoir face à cette noirceur ?

Quand vous vous rendez chez votre médecin parce que vous souffrez, vous ne lui demandez pas qu’il vous donne une bonne nouvelle mais qu’il vous annonce la vérité. Et il se fait que parfois, pour soi, pour son pays ou pour sa civilisation, les nouvelles ne sont pas bonnes. Ne comptez pas sur moi pour vendre de l’illusion ; la volonté de lucidité est l’exigence de mon métier… Mais même si c’est tragique, il y a une beauté à la lucidité. Ma solution est esthétique, dandy même ; être dans l’élégance, vivre en romain, c’est-à-dire ne pas courber l’échine, rester droit, même si tout s’écroule.

Sagesse : Savoir vivre au pied d’un volcan de Michel Onfray, Albin-Michel, 2019, 528 p.

Quel était l'objectif de votre séjour au Liban ? Y avez-vous appris ou mieux compris certaines choses ?Stéphane Simon, qui est mon ami et le producteur de ma web-TV et moi, avions pour premier objectif de donner une séance de notre Université populaire nomade à Beyrouth, à l’invitation de Zeina Trad qui est journaliste et que j’avais rencontrée pour un entretien en France. Nous...

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