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Moyen-Orient - Entretien

Les jeunes de la région ne veulent pas être les otages de 1979

Journaliste et écrivaine libano-néerlandaise, Kim Ghattas a couvert durant des années la Syrie, l’Irak, l’Arabie saoudite et l’Iran pour la BBC. Dans son dernier ouvrage « Black Wave : Saudi Arabia, Iran and the Forty Year Rivalry that Unraveled Culture, Religion and Collective Memory in the Middle East »*, elle revient sur l’année charnière qu’a constitué 1979 pour les relations irano-saoudiennes et sur ses conséquences dans la région jusqu’à aujourd’hui. Elle répond aux questions de « L’Orient-Le Jour ».

Kim Ghattas. Photo Tarek Moukaddem

Votre livre tourne autour de l’année 1979 et de trois événements-clés au Moyen-Orient : la révolution iranienne, le siège de La Mecque et l’invasion soviétique en Afghanistan. Pourquoi fournissent-ils des éléments de compréhension essentiels pour décrypter l’état de la région 40 ans plus tard ?

J’examine ces trois événements de 1979 parce qu’ils ont changé la trajectoire géopolitique, culturelle et sociale de la région. En 1979, il y a eu la révolution iranienne, le siège de la mosquée sainte à La Mecque et l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Ces trois événements ne sont pas, à première vue, liés, mais ils ont fini par se mêler complètement au gré du temps car ils conduisent à trois choses. Ils font passer l’Iran et l’Arabie saoudite de concurrents amicaux, piliers jumeaux de la politique américaine dans la région, à ennemis mortels. Cela lance une compétition pour la suprématie régionale, culturelle et religieuse entre ces deux pays, l’un chiite, l’autre sunnite. Être sunnite ou chiite ne représentait pas de problème auparavant pour ces deux pays, mais cela est devenu l’un des outils qu’ils utilisent dans leur bataille pour la suprématie. Cela a eu des implications au cours des 40 années suivantes. L’invasion soviétique de l’Afghanistan ramène les armes dans la bataille. Avec le recul de ces quarante dernières années, l’on peut dire que la région amorçait alors une nouvelle trajectoire pas apparente initialement, mais dont l’impact est devenu clair au fil des années.

Vous faites le parallèle entre les événements qui ont ponctué la région et le parcours de 15 personnes aux profils divers à la même période. Qu’avez-vous tiré de leurs expériences pour votre analyse ?

Il est intéressant de voir combien les Iraniens et les Saoudiens se connaissent peu. En partie à cause de la barrière linguistique, en partie parce qu’il s’agit de deux grands pays dont les peuples ne s’intéressent pas nécessairement l’un à l’autre. Alors qu’ils sont conscients, dans une certaine mesure, de leurs leaderships respectifs, parce qu’ils sont bien évidemment impliqués dans cette bataille. Il est frappant cependant que les populations se posent les mêmes questions. En Iran et en Arabie saoudite, ils se demandent : « Que nous est-il arrivé ? » C’est d’ailleurs avec cette question que j’ouvre mon livre. Mais plus que quiconque dans la région, les jeunes Iraniens et Saoudiens demandent à leurs parents : « Comment avez-vous pu laisser cela se passer ? » Il s’agit là de l’impact de l’année 1979, marquée par la montée de la théocratie islamique en Iran et la poussée soudaine des valeurs conservatrices et du pouvoir d’un establishment religieux plus puritain en Arabie saoudite.

Comment la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite a-t-elle attisé les tensions sunnito-chiites ?

Quand Khomeyni est arrivé au pouvoir et s’est avéré être aussi, sinon plus religieux que les Saoudiens, la réaction de ces derniers a été d’apporter leur soutien à la révolution. Puis, les Saoudiens ont rapidement réalisé que Khomeyni avait des projets au-delà de l’Iran, alors qu’il avait les yeux rivés sur La Mecque et Médine en particulier. Ils ont réalisé qu’il les défiait en tant que dirigeants du monde musulman et en tant que gardiens des deux lieux saints de l’islam. Nous pouvons considérer que les Saoudiens sont un peu paranoïaques, mais il est vrai que le regard de Khomeyni se portait sur ces villes et il voulait étendre sa portée au-delà de l’Iran et de la communauté chiite. Khomeyni a d’ailleurs utilisé la cause palestinienne pour ouvrir une porte vers la rue sunnite. Les Saoudiens, eux, ont essayé de renvoyer Khomeyni à son identité d’Iranien chiite, en utilisant les outils à leur disposition. En Arabie saoudite, dans ce qui est décrit par certains comme le wahhabisme, vous trouvez ce lexique antichiite. Ils ont commencé à promouvoir les écrits antichiites, des livres au vitriol qui ont été publiés dans les années 1979-1980, promus par Abdelaziz ben Baz – qui deviendra plus tard le grand mufti d’Arabie saoudite – et distribués au Pakistan où les jihadistes combattaient les Soviétiques. Cela a ensuite explosé partout, au point de devenir une réelle tendance, qui mène à l’explosion des violences sectaires en Irak en 2003 et au lynchage d’un chiite en Égypte en 2015. Aujourd’hui, on en vient même à oublier, dans la région, que les sunnites et les chiites ne se sont pas toujours entre-tués. Oui, un fossé existe, oui, il y a des différences, mais la violence que nous voyons aujourd’hui n’est pas la norme.

La violence au Moyen-Orient n’était pas une question de sunnites et de chiites, comme en témoigne la guerre civile au Liban. Il est donc important de comprendre comment et pourquoi tout a commencé. D’autant plus que le premier épisode de violence sectaire par une milice à l’époque moderne, parrainée par un véritable État, s’est produit au Pakistan, en 1986, sous le président Muhammad Zia-ul-Haq. C’est à ce moment-là que commence cette normalisation des attaques meurtrières entre sunnites et chiites.


Dans quelle mesure constate-t-on des divisions fortes au sein des pôles sunnite (Turquie/Arabie) et chiite (Irak/Iran) ? Peuvent-elles réduire les tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran ?

Aucun des deux blocs n’est homogène, ni purement sunnite ni purement chiite. Les Turcs et les Saoudiens ont une rivalité de longue date concernant la direction du monde musulman. De toute évidence, les Saoudiens sont les dirigeants du monde musulman dans le sens où ils sont les gardiens des deux lieux saints. Les Turcs sous Recep Tayyip Erdogan, porté par une vision de grandeur néo-ottomane, auraient certainement voulu diriger plus et donner l’exemple. De plus, il y a un passif historique entre l’Empire ottoman et les al-Saoud : dans les années 1800, les ancêtres du prince héritier saoudien Mohammad ben Salmane ont été mis à mort à Constantinople. Ils étaient décriés comme n’étant pas tout à fait hérétiques, mais comme étant des étrangers à l’islam traditionnel à l’époque en raison de leur vision ultraorthodoxe, puritaine et littérale de l’islam que nous appelons aujourd’hui wahhabite.

Le bloc sunnite dirigé par l’Arabie saoudite n’est pas nécessairement divisé, mais tout le monde n’est pas en phase avec le royaume, car les Saoudiens ne sont, en fait, pas très bons pour former des coalitions et maintenir leurs alliés au pas. Ils ne peuvent pas claquer des doigts et faire en sorte que les Égyptiens ou les Pakistanais répondent à leur appel. Ce n’est plus une question d’argent.

De même, du côté de la République islamique, les Iraniens ont leur réseau de milices qui agissent par procuration au Liban, en Syrie, en Irak, au Pakistan. Ils ne dirigent cependant pas une coalition d’États. Leur seul allié est la Syrie, qui est presque devenue un État vassal. De toute évidence, l’Iran est en concurrence avec la Turquie et la Russie sur ce point.Tout cela aide-t-il à la détente ? Non, plus maintenant, parce que la détente et le rapprochement des années 90 ont été provoqués par un ensemble de circonstances très spécifiques. Au sortir de sa guerre avec l’Irak, l’Iran était éreinté et avait un grand besoin d’aide financière. Téhéran a alors compris que la chose la plus pragmatique à faire était de s’ouvrir au monde. Saddam Hussein, le président irakien de l’époque, l’a beaucoup aidé en envahissant le Koweït. Soudainement, les Saoudiens craignaient plus Saddam que l’Iran. Les leaderships dans les deux pays ont vu l’avantage d’un rapprochement entre le roi Abdallah, qui était le prince héritier saoudien à l’époque, et les présidents iraniens Hachemi Rafsandjani puis Mohammad Khatami. Aujourd’hui, il me semble qu’on ne dispose pas d’une configuration de dirigeants qui pourraient pousser à un rapprochement. Donc c’est à nous, les peuples, de trouver ici et là nos propres îlots de paix et de voir si nous pouvons les amener à converger. Je sais que cela semble idéaliste, mais vous ne pouvez jamais abandonner.


Comment l’Iran et l’Arabie saoudite ont-ils tenté de bloquer les printemps arabes ? Comment la rivalité a-t-elle été une chape de plomb sur ces soulèvements ?

Je ne suis pas sûre de vouloir aller jusqu’à dire que les soulèvements arabes ont jusqu’à présent échoué en raison de la rivalité saoudo-iranienne, mais je pense que cela a joué un rôle énorme.

Prenons l’Égypte. Lorsque les Saoudiens ont examiné ce qui s’y passait, ils ont vu un allié américain, Hosni Moubarak, dont l’emprise sur le pouvoir était contestée être lâché presque du jour au lendemain par les États-Unis. Ils se sont alors souvenus de 1979, les millions d’Iraniens manifestant contre le chah dans les rues et l’allié américain qui abandonne la plus grande armée régionale à cette époque, du jour au lendemain. Et quel fut le résultat ? Le retour de Khomeyni en Iran. Les Saoudiens ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour empêcher une répétition du scénario iranien de 1979 en Égypte. C’est ainsi que vous obtenez Abdel Fattah al-Sissi. Ainsi, avec l’aide des Émiratis, les Saoudiens ont fait tout ce qu’ils ont pu pour saper le mandat du président Morsi et soutenir l’armée et son coup d’État contre lui. Morsi ne s’est pas rendu service à lui-même, je ne défends pas sa prise de pouvoir, ses amendements de la Constitution etc. Mais il avançait sur un terrain particulièrement miné. Cela a changé la trajectoire des soulèvements arabes.

Les Saoudiens redoutaient en outre que les Iraniens voient dans le soulèvement égyptien une opportunité, l’ayatollah Ali Khamenei avait d’ailleurs acté ce réveil islamique. Ironie de l’histoire, Hosni Moubarak est tombé le 11 février, date d’anniversaire de la révolution iranienne.En Syrie, la rivalité irano-saoudienne a joué directement et indirectement. Les Iraniens ont vu dans la guerre syrienne une opportunité. Nous savons maintenant que Kassem Soleimani était impliqué dans le dossier syrien, pour aider Bachar el-Assad, dès 2011. Les Saoudiens ont, quant à eux, appelé très tôt à armer les rebelles, estimant que Bachar el-Assad faisait partie du camp iranien.

Je décris l’État islamique comme étant l’enfant rebelle, et, indirectement, la progéniture de l’Arabie saoudite. Raqqa a été le théâtre d’une compétition entre l’EI et le corps des gardiens de la révolution islamique. Au cours des dernières décennies, Raqqa faisait partie de la sphère d’influence iranienne, puisque se trouvent dans la région deux tombes de saints qui sont principalement revendiquées par les chiites mais également visitées par les sunnites. Ces deux tombeaux ont été transformés en d’immenses mausolées, où se rendaient des membres du Hezbollah et des pèlerins iraniens. Et puis l’EI les a dynamités. La rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran explose dans un endroit comme Raqqa. Évidemment, l’EI n’est pas dirigé par l’Arabie saoudite, mais c’est un sous-produit d’années de politique saoudienne.


Vous faites état du désenchantement des nouvelles générations à l’égard de leurs parents à qui elles reprochent de ne pas être suffisamment opposés aux pouvoirs autoritaires. Cela dit quoi sur l’état d’esprit des jeunes à travers la région ?

La jeune génération, ceux qui ont une vingtaine ou une trentaine d’années, aspire à un avenir différent. Les jeunes ne veulent pas être les otages de 1979, de la politique sectaire, de la corruption, de la mauvaise gestion publique, etc. Ils n’ont peut-être pas une conscience exacte de ce que 1979 a signifié et pourquoi les maux d’aujourd’hui y sont liés, en partie du moins. Quand on regarde les sondages, la jeune génération s’intéresse de moins en moins à la religion, elle pense que cela a trop d’impact sur la politique et les identités sectaires. Les jeunes veulent tracer une voie différente et ils s’efforcent de le faire au Liban, en Irak, en Iran, en Algérie, au Soudan… Pouvons-nous forger un avenir différent ? Il faut continuer d’espérer. Cela résout-il la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite ? Non. Ce sont deux choses distinctes. Je ne pense pas que cela change le fait que la rivalité va continuer jusqu’à ce que quelque chose change dans la composition politique de l’un ou l’autre des pays. Mohammad ben Salmane (le prince héritier saoudien, NDLR) est là pour encore 50 ans et le leadership du pays est là pour perdurer. Si ce n’est pas MBS, ce sera quelqu’un d’autre. Le changement devra venir de l’intérieur de l’Iran. Je n’appelle pas à un changement de régime, mais il pourrait y avoir une pression pour un changement de la part du peuple. Le régime peut aussi réaliser qu’il doit changer et s’adapter, sinon il risque de tout perdre. Surtout, je pense qu’une décision iranienne de limiter son jeu de pouvoir régional est la seule chose qui pourrait désamorcer l’angoisse saoudienne par rapport à la République islamique. Mais je ne vois pas cela se produire pour le moment.


* « Black Wave : Saudi Arabia, Iran and the Forty Year Rivalry that Unraveled Culture Religion and Collective Memory in the Middle East », Kim Ghattas, Henry Holt and Company, 2020.

Votre livre tourne autour de l’année 1979 et de trois événements-clés au Moyen-Orient : la révolution iranienne, le siège de La Mecque et l’invasion soviétique en Afghanistan. Pourquoi fournissent-ils des éléments de compréhension essentiels pour décrypter l’état de la région 40 ans plus tard ? J’examine ces trois événements de 1979 parce qu’ils ont changé la...

commentaires (1)

Bravo, excellente analyse !

Shou fi

09 h 35, le 09 mars 2020

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Commentaires (1)

  • Bravo, excellente analyse !

    Shou fi

    09 h 35, le 09 mars 2020

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