Un témoignage poignant, un ultime et funeste cri de désespoir qui résume, l’espace de quelques secondes, toute la dimension du drame libanais… Sur la ligne de front d’Idleb, au nord de la Syrie, un jeune milicien du Hezbollah, accroupi à terre, visiblement terrorisé, enregistre une courte séquence vidéo pour rapporter, la voix tremblotante, que les forces turques ont infligé de lourdes pertes à ses camarades (« ils nous ont laminés… »), que « en toute franchise, nous n’en pouvons plus », ajoutant qu’il acceptait « le sacrifice ultime pour toi, Zahra’ » (la fille préférée du Prophète, mère de Hassan et Hussein). Le jeune milicien sera tué quelques minutes plus tard…
Le sort tragique subi au fin fond du nord de la Syrie par ce jeune combattant chiite, et avec lui une dizaine d’autres camarades de combat, ne reflète certes pas une situation nouvelle. L’implication du Hezbollah dans les conflits sanglants en cours en Irak, au Yémen et surtout en Syrie remonte à plusieurs années. Mais par son caractère bouleversant, l’enregistrement vidéo (en mode selfie) posté en temps réel par le milicien relance le débat sur le comportement du parti chiite au plan régional et, surtout, nous amène une fois de plus à stigmatiser l’envoi de centaines, peut-être même de milliers, de jeunes Libanais se battre en Syrie pour sauver Bachar el-Assad et servir les ambitions expansionnistes du régime iranien.
À l’heure où le cabinet Diab redouble d’efforts afin de montrer patte blanche pour accroître ses chances d’obtenir une incontournable aide financière de la communauté internationale et pour relancer l’économie en attirant quelques investissements de l’étranger, voilà que le parti chiite s’implique maintenant dans un nouveau front (celui d’Idleb), ajoutant à son palmarès de conflits armés celui qui l’oppose désormais à une autre puissance régionale (et non des moindres), la Turquie. Sans compter les allusions acerbes reprochant de manière à peine voilée à la Russie d’avoir « lâché » ses alliés face à l’impressionnante force de frappe turque.
Les développements des derniers jours dans la province d’Idleb ont une fois de plus illustré à quel point le terrain syrien est devenu un immense jeu de Risk où non moins de cinq puissances régionales et mondiales se livrent à toutes sortes d’actions militaires pour poser, consolider ou avancer leurs pions dans le cadre de la mise en place de leur propre stratégie géopolitique, réduisant ainsi la Syrie au statut de simple abcès de fixation proche-oriental.
En se déployant comme elle le fait à Idleb, la Turquie cherche sans nul doute à faire revivre et renforcer son rôle de puissance régionale. Quant à Vladimir Poutine, il a laissé faire dans un premier temps Recep Tayyip Erdogan (avant de remonter au créneau au cours des dernières 24 heures) pour éviter un affrontement frontal avec Ankara, mais surtout, vraisemblablement, pour affaiblir davantage Bachar el-Assad et marginaliser encore plus l’Iran sur la scène syrienne, afin de rappeler à qui ne l’aurait pas suffisamment compris qu’il est déterminé à rester le seul maître du jeu en Syrie. Une façon aussi de bien mettre en relief le fait que sans les tapis de bombes de l’aviation russe, les unités de Bachar el-Assad et les milices pro-iraniennes sont balayées en quelques jours.
Face à ce jeu des nations qui sévit à nos portes, le Hezbollah, par idéologie et par allégeance inconditionnelle au guide suprême de la Révolution islamique (le waliy el-faqih), a entraîné manu militari l’ensemble des Libanais, contre leur gré, dans des conflits régionaux et internationaux sur lesquels le parti n’a aucune prise. Menant jusqu’au bout la mission que lui a confiée son mentor iranien, il ne cesse de mener campagne contre l’Arabie saoudite et les pays du Golfe, soutiens traditionnels du Liban en période de crise aiguë. Ce faisant, il a compromis l’aide précieuse que le Liban aurait pu obtenir pour remonter aujourd’hui la pente. Entretenant, de surcroît, un discours guerrier et menaçant, il fait fuir tous les investissements étrangers qui auraient sans doute permis de maintenir une croissance économique salvatrice dans les circonstances présentes. Et pour compléter le tableau, il a ouvert le feu, la semaine dernière, contre le Fonds monétaire international…
Il ne faut pas s’y méprendre. La cause principale du désastre économique et financier qui frappe le pays depuis plusieurs mois réside essentiellement dans cette ligne de conduite belliqueuse suivie par le Hezbollah. Et la tactique consistant à pointer du doigt le secteur bancaire, le gouverneur de la Banque centrale, ou même certains politiques ne vise qu’à détourner l’attention de la véritable source du mal.
Mais plus grave encore que le déviationnisme politique et la crise économico-financière qui frappe le pays est l’impact purement humain du comportement régional du Hezbollah. Le selfie poignant enregistré par le milicien à Idleb illustre à quel point les jeunes chiites envoyés au front en Syrie ou ailleurs finissent par se sentir broyés par cet imbroglio international dévastateur qui les entoure. Le plus tragique est qu’ils sont soigneusement embrigadés pour accepter le sacrifice suprême au service d’une cause chimérique qui les éloigne malencontreusement des centres d’intérêt purement libanais.
commentaires (10)
Très réaliste, votre article Mr Touma, sauf que vous occultez le rôle d’un acteur au jeu beaucoup plus cynique et hypocrite, à savoir le CPL et le chef d’état qui ont fourni une couverture légale au Hezbollah, traître à la patrie, dans la mesure où il sacrifie les intérêts et l’avenir de tout un pays aux visées hégémoniques d’une théocratie rétrograde criminelle... Sans compter la lâcheté et opportunisme de nos autres pseudo-leaders communautaires qui se sont bien accommodés de cette situation , en jouant le jeu de l’impuissance devant la menace militaire, ce qui ne les a pas empêchés de profiter à fond du trésor public, à travers une corruption institutionnalisée aux proportions inimaginables... Sans compter aussi, l’insouciance et la naïveté d’une pseudo-bourgeoisie, de parvenus nouveaux riches qui vous répétaient depuis des années que tout va très bien au Liban tant qu’on ne suive pas les nouvelles, et que les problèmes économiques sont minimes car les banques sont gorgées d’argent et même nous poussaient à investir au Liban avec des taux d’intérêt absurdes... Bref, un constat d’irresponsabilité quasi-nationale et à tous les nivaux et qui nous a mené là où on est. C’est pourquoi les plus réalistes et éduqués ont réalisé de longue date que le pays fonçait vers une catastrophe économique et sociale aux proportions énormes et choisi d’émigrer vers des cieux plus cléments.. Sauf que là, on reprend espoir!
Saliba Nouhad
21 h 09, le 03 mars 2020