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Lifestyle - Carrière

Femme de musée et femme de terrain, l’archéologue Leila Badre tire sa révérence

Un volume de « Mélanges » de 35 communications, dont 27 signées par des spécialistes émérites, a été offert à la directrice du musée de l’AUB.

Leila Badre et Jean-Paul Thalmann à Tell Arqa. Photo DR

Femme de musée et femme de terrain, elle a joué ses partitions dans le grand concert des sciences humaines, et mis au jour le royaume d’Amurru en Syrie et le Tell phénicien de Beyrouth. Après 45 ans de service, l’heure de la retraite a sonné pour la directrice du musée d’archéologie de l’Université américaine de Beyrouth.

Un départ à la retraite en beauté passe par la fierté de ce qu’on a fait dans sa vie. En octobre dernier, à la Sorbonne, les confrères de Leila Badre lui ont dédié, en signe de reconnaissance et de mérite, un volume de Mélanges comprenant 35 communications, dont 27 apports relatifs à des découvertes très originales connues de la communauté scientifique – mais moins du public –, des textes signés par des archéologues et chercheurs de réputation internationale. Ils relatent les histoires longtemps enfouies de la Méditerranée orientale et du Levant.

À l’occasion de cet hommage de fin de carrière, la Société des amis du musée de l’AUB a organisé mercredi dernier une table ronde regroupant l’ancienne présidente de la Société, Nora Joumblatt, et les éditeurs des Mélanges – Françoise Briquel Chatonnet, Carole Roche-Hawley et Emmanuelle Capet, membres du Centre national français de la recherche scientifique (CNRS) –.

L’ouvrage porte le titre de Nuit de pleine lune sur Amurru. Il renvoie, d’une part, aux prénom et nom arabes de Leila Badre (ليلة بدر)), une boutade que la « Moudira » du musée a longtemps utilisée avec ses collègues archéologues pour les amener à mémoriser son nom ; mais d’autre part, il fait référence à Tell Kazel, en Syrie, un site d’envergure auquel Mme Badre a consacré tous ses étés, pendant plus de 25 ans, et où est très probablement enfouie la ville de Sumur, capital du royaume d’Amurru.

L’ouvrage se veut « un témoignage d’amitié envers une savante, une chercheuse, mais aussi une femme fidèle, attentive et pleine d’humour, une mine inépuisable de blagues à la sauce levantine. N’a-t-elle pas interprété les initiales de son nom LB en “Late Bronze»” ! » soulignent les éditeurs.

Une trouvaille sans équivalent

De formation française et américaine, pensionnaire de l’Ifapo, Leila Badre a grandi à l’ombre de son oncle, le célèbre archéologue syrien Gabriel Saadé, grand spécialiste du royaume d’Ougarit, qui sut lui inculquer le goût de l’investigation et sa ferveur pour l’archéologie.

« Leila Badre a été une archéologue chanceuse, qui a mis au jour plusieurs sites importants pour l’archéologie du Levant : un temple particulièrement riche à Tell Kazel (Syrie) ; un sanctuaire à Tyr, un glacis à Beyrouth, etc. », soulignent Carole Roche-Hawley et Emmanuelle Capet.

« L’un de ses exploits, resté presque sans équivalent, a consisté dans la découverte des magnifiques revêtements de mur et de sol en coquillages datant du bronze récent, mis au jour à Tell Kazel. Si les parements en coquillages au sol étaient déjà attestés, encore que très rares, ceux des murs étaient inédits », font-elles observer.

De même, « ses découvertes à Tell Kazel ont permis, pour les historiens, de relancer l’aspect particulier de cette époque fascinante qu’est la transition entre les âges du bronze et du fer autour de 1 200 av. J.-C. Une époque à peine documentée par les sources historiques ».

Par ailleurs, le choix de Leila Badre de consacrer du temps à la céramique a permis de « réunir l’un des plus riches corpus complets du Levant et de livrer une typologie qui pourra servir de base pour de futures recherches dans cette région ». Archéologue. Directrice de musée. Qu’est-ce qui pour Leila Badre l’emporte, l’archéologie de terrain ? Ou le travail de muséologie ? « Pour moi, les deux vont ensemble et se complètent. La muséologie ne fait qu’appliquer, dans une tendance didactique, mais plus humaine et plus altruiste, ce qu’on récolte dans l’archéologie de terrain ; du moins ça a toujours été le cas tout au long de ma carrière », dit-elle.

Femme de musée

C’est en 1975 que Leila Badre intègre en tant qu’assistante le musée archéologique de l’AUB. Au sein de ce troisième plus vieux musée du Proche-Orient, officiait alors le célèbre archéologue et numismate Dimitri Baramki, un des acteurs de l’excavation du site le plus spectaculaire de Jéricho : le palais omeyyade d’Hicham.

Un an plus tard, elle prend les rênes de l’établissement. Son objectif premier sera de « pimper », comme on dit, cette institution classique, pour la rendre attractive et ouverte à un large public. En 1980, elle crée la Société des amis du musée de l’AUB et lance une panoplie d’événements qui vont booster la fréquentation du musée : conférences, expositions à thèmes, excursions au Liban et en Syrie, voyages archéologiques loin des sentiers battus, en Chine, en Birmanie, au Vietnam, au Mexique, au Yémen, en Éthiopie, dans le désert égyptien, les pays baltiques, etc. Les récits de ces voyages sont relatés dans la Newsletter, publication semestrielle du musée. Les enfants ne sont pas oubliés. À travers des programmes spécialisés, elle les mettra dans la peau d’un archéologue pour aller percer les mystères que le temps dissimule. Entre-temps, Leila Badre, qui rêve d’offrir une muséographie moderne à son temple particulier, déclenche, au début des années 2000, une campagne de collecte de fonds pour réaliser son projet. Les travaux sont confiés à l’architecte et designer Nada Zeineh. Le 2 juin 2006, le musée inaugure en grande pompe ses nouvelles salles d’exposition et sa mezzanine dotée d’un ascenseur pour les personnes à mobilité réduite.

Près de quatre mille objets, datant de la préhistoire jusqu’à la période islamique, constituent une synthèse de toute la culture de l’Orient ancien : Irak, Iran, Syrie, Phénicie, Chypre, Égypte et Palestine. On peut y admirer des pièces de shekels en argent, qui selon les spécialistes sont identiques à celles que reçut Judas pour trahir Jésus-Christ ; des bustes funéraires de Palmyre, datant des Ier et IIe siècles de l’ère chrétienne ; ou encore une mâchoire avec son bridge de plusieurs dents reliées par un fil d’or, retrouvée à Aïn el-Héloué dans une tombe du Ve siècle av. J.-C. Une pièce considérée comme le plus ancien exemple connu des techniques de soins dentaires.

Femme de terrain

La rénovation du musée n’était pas le premier chantier de Mme Badre. Elle avait déjà remué des siècles de poussière en investissant nombre de sites. Ses premiers coups de pioche remontent à l’année 1972. À Sarafand, sous la direction du professeur J.B Pritchard, du musée de Pennsylvanie. À Tell el-Ghassil, dans la ferme de l’AUB et dans la Békaa (avec son patron de l’époque Dimitri Baramki), où ses cinq campagnes révéleront un matériel des périodes du bronze et du fer ainsi qu’une tombe aux multiples sépultures datant du IIe millénaire. L’ensemble est exposé au musée de l’AUB.

Entre-temps, le souverain d’Abou Dhabi fait appel à l’AUB Museum pour dégager un site archéologique apparu lors de la construction de la route reliant Dubaï à Abou Dhabi. Et voilà M. Baramki et son assistante en route vers les émirats. « Le site était facile à fouiller, puisqu’il s’agissait simplement de le dégager du sable du désert. La seule difficulté était de communiquer en ourdou avec les ouvriers pakistanais ! » raconte l’archéologue. Les vestiges d’un relais de chasse sont mis au jour. Il ressemble aux châteaux omeyyades du désert syrien (Qasr al-Heir al-Charqi et Qasr al-Heir al-Gharbi) et aux châteaux du désert jordanien (dont Qasr Mchata).

Durant la guerre civile du Liban, la directrice du musée fera souvent des allers-retours Damas-Beyrouth. « Je m’adaptais au proverbe “à quelque chose, malheur est bon”, puisqu’un nouvel horizon s’ouvrait à moi. » Ainsi elle rejoint en 1980 ses collègues de l’Ifapo à Shabwa, le royaume du Hadramaout au Yémen où elle effectuera « le premier sondage stratigraphique du Yémen-Sud ». Les éléments architecturaux et décoratifs issus des fouilles, tels que le lion ailé, les restes de piliers sculptés ainsi que des fresques restaurées à partir de centaine de fragments seront exposés au musée de Aden.

Avant le Yémen, l’archéologue s’était installée à Tell Arqa, au Liban-Nord. Aux côtés de Jean-Paul Thalmann, archéologue de renommée internationale qui s’était investi dans les fouilles de Tell Arqa, elle s’était pliée en quatre, de longues heures durant, pour dégager des tombes remontant aux IIIe et IIe millénaire avant J.-C. « Comme c’était en pleine guerre civile, pour éviter le pillage, Jean-Paul me demanda de conserver une part de son beau matériel bien restauré dans les réserves de notre musée de l’AUB. Ce qui fut fait avant qu’ils ne reprennent leur chemin vers le musée national de Tripoli », raconte Leila Badre.

Une aventure scientifique la mènera également à Tell Khazel, en Syrie, où elle entreprend des fouilles pendant 25 étés consécutifs, mettant au jour trois temples superposés, du matériel de culte en majorité complet, des produits de luxe en faïence polychromes-perles-sceau cylindre. On peut passer des heures à relater les découvertes de ce site datant de 1 600 à 1 200 av. J.-C. !

Le Tell ancien

C’est toutefois sa contribution à l’archéologie de Beyrouth que souligne dans les Mélanges Jean-Paul Thalmann. Les excavations menées par Leila Badre et son équipe ont exhumé la muraille linéaire du IIe millénaire av. J.-C, et son entrée monumentale ; le fameux glacis phénicien, une fortification en pente conservée sur sept mètres de haut et 160 mètres de long.

À l’intérieur de la ville antique, ces excavations ont permis de déterrer des jarres funéraires dont une amphore contenant une fillette de trois ans portant un collier (exposée au musée national), mais aussi un entrepôt de sept pièces contenant des jarres à provisions, toutes de fabrication locale, destinées à l’exportation. D’autres récipients importés de Grèce devaient contenir du vin. Ainsi, « pas loin de notre port actuel, se pratiquait l’import-export du VIIe s. av. J.-C. », résume Leila Badre. Ces jarres sont exposées au musée de l’AUB avec une illustration de leur découverte sur le site, et en fond, une illustration d’un bas-relief (dont l’original est au Louvre) figurant le transport du bois de cèdre par des navires phéniciens.

Enfin, au bas d’une tombe taillée dans le rocher, un lot de matériel semblable au dépôt de fondation de Byblos a été découvert à même le sol. Il s’agit de vases en albâtre et de figurines variées en faïence : hippopotames, béliers, hérissons. Ces découvertes sont exposées au musée national. L’ensemble de ces découvertes apportent un éclairage nouveau sur la présence des Phéniciens dans l’antique Beyrouth.

Nos vaillants archéologues occupent ensuite le site Beyrouth 125, où se dresse actuellement l’immeuble d’an-Nahar, avant d’entreprendre des fouilles à la cathédrale Saint-Georges des grecs-orthodoxes, au centre-ville. Là, leurs travaux révèlent huit couches d’occupation, et les vestiges de six églises successives sur un même site. Le tout est conservé dans un magnifique musée/crypte sous la cathédrale. À Tyr, Mme Badre et son équipe avaient mis au jour les vestiges du premier temple phénicien découvert, ainsi qu’un autre sanctuaire, de l’époque hellénistique.

À Leila Badre, grâce à laquelle des siècles d’histoire sont sortis de l’oubli, le volume des Mélanges, ouvrage publié en français et en anglais, succède à une première reconnaissance, celle de commandeur de l’ordre national du Cèdre, qui lui a été conférée en 2018 par le chef de l’État Michel Aoun.

Femme de musée et femme de terrain, elle a joué ses partitions dans le grand concert des sciences humaines, et mis au jour le royaume d’Amurru en Syrie et le Tell phénicien de Beyrouth. Après 45 ans de service, l’heure de la retraite a sonné pour la directrice du musée d’archéologie de l’Université américaine de Beyrouth. Un départ à la retraite en beauté passe par la fierté...
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