Il a quoi, quinze ans à peine et cet air perdu des enfants sans repères. Mais où avais-tu disparu, lui demande Paola. Ta mère te cherche depuis trois jours, elle est folle d’inquiétude. « J’étais arrêté », répond sobrement le maigre adolescent. Il sourit. Ali a trois poils au menton qui lui donnent l’assurance d’un petit homme, et déjà des balafres, et des dents qui manquent. Il vient des boyaux les plus obscurs de la ville. À longueur de journée, il traîne du côté des tentes, au pied de la butte du Grand Sérail, où se tiennent les débats. Les faibles néons qui les éclairent irisent l’asphalte humide. Dans cette lumière froide, pourtant, l’atmosphère est celle d’une place de village une nuit d’hiver, avec ses marchands de maïs et de marrons grillés. Les gens sont assis en cercle, les yeux brillent malgré la fatigue et le manque de sommeil. Quelque chose vous réchauffe, qui n’est pas un feu de camp. Parfois c’est un peu confus, l’histoire, la politique, l’économie, mais Ali est fasciné par ces gens qui expliquent, partagent, réfléchissent ensemble et prennent la parole tour à tour sans se disputer. Il a choisi son bord. Il veut être de ce côté-ci de la vie où l’on veut changer la fatalité, et y contribuer avec ce qu’il sait faire, couper des barbelés, brûler des pneus au besoin. Et puis qu’on l’arrête, ça lui est égal. Au mieux, les « autres » viendront le chercher et le porteront en triomphe à la sortie du poste, et les forces de l’ordre verront bien que le piston de la fraternité vaut mille fois celui des riches et des puissants.
La révolution est femme, se plaît-on à dire. Elle est guerrière et protectrice sur les lignes de confrontation, meneuse derrière les mégaphones. Mais sous les tentes où toute la pauvreté de la ville mêlée à toute sa colère vient trouver un peu de chaleur et de quoi ne pas dormir le ventre creux, la révolution est mère et même plusieurs dizaines de mères. Selon un rituel instauré dès les premiers sit-in au cœur de Beyrouth, un ragoût différent accompagné de riz est cuisiné tous les jours par des bénévoles et les marmites géantes passent de foyer en foyer où elles sont abondamment remplies avec autant de fierté que d’amour. Pour Paola, l’essentiel est que ce lieu reste fédérateur et nourricier. Elle n’a pas quitté le terrain depuis le premier soir. Régulièrement, la tente dont elle gère le quotidien est attaquée. Des tours de garde s’organisent depuis que des malveillants volent les chaussures des rebelles endormis ou emportent leurs couvertures, voire mettent le feu au fragile plastique des bâches dans l’espoir de brûler vifs les occupants. Mais rien ne fait reculer ces courageux vigiles. Ils ont en moyenne 20 à 25 ans. Ils n’ont rien à perdre, mais ils ont les uns les autres. Ils n’ont pas de travail, pas d’études, mais ils n’ont jamais autant appris qu’en ces dernières semaines. Ils ont peu de besoins, mais ce moment initiatique a pour eux valeur d’avenir.
Tout aussi révélatrice est, pour la « génération de la guerre », cette perte des jalons connus. Ces aînés dont on s’est gargarisé de la résilience aperçoivent tout à coup la possibilité d’un horizon choisi et non subi. Les jeunes ouvrent la marche. Ils les protègent et les guident en même temps qu’ils les suivent. Ici les plus pauvres d’entre les pauvres luttent aux côtés d’une classe moyenne plus menacée que jamais. Si la plupart n’arrivent plus à joindre les deux bouts, au moins joignent-ils les mains, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, montrant de manière éclatante que les individualistes, les égoïstes, les frimeurs qu’ils furent sont au fond de vrais généreux et des âmes joliment trempées. Pour eux tous, une page de l’histoire du Liban est définitivement tournée et aucun retour aux anciennes chefferies, aux pseudo-équilibres communautaires n’est envisageable. Entre le 16 et le 17 octobre 2019, le calendrier a brusquement franchi plusieurs siècles. Traqués, confrontés tous les jours, avec la complicité de la nature elle-même, aux scandales structurels et sociaux résultant de leur corruption, les responsables n’ont jamais été aussi vulnérables et nus. Oh, ils ne se laisseront pas faire. Ils ont encore dans leur besace ces vieilles ficelles des contre-révolutions, si grosses qu’on se demande comment ils y croient eux-mêmes. Ils ont encore pour eux quelques fidèles dressés au bâton et sous le bâton. Mais que peuvent-ils contre l’histoire en marche ?
commentaires (4)
Merci de noubeau Fifi! Pour chanter l'honneur de cette jeunesse libanaise! Des politiciens qui se cachent derrière des bâtons sont sûrement des fil...ous!
Wlek Sanferlou
17 h 54, le 12 décembre 2019