« El-kheir la eddem »

Décembre est là. Étrange mois de décembre cette année. À l’aube de cette période de fêtes, la peur, les questions, les spéculations font office de liste de Noël. Que va-t-il se passer ? Un mois et demi après le début de la révolution, le pouvoir n’a toujours rien compris. Les hommes politiques n’ont pas compris qu’en restant cramponnés à leurs sièges, ils font sombrer le pays. Et nous savons pertinemment qu’ils n’en ont rien à cirer, que la plupart d’entre eux sont en train de se la couler douce à l’étranger, achetant probablement des cadeaux avec l’argent qu’ils ont volé au peuple. Le peuple, lui, en bave. Il n’en bave pas à cause de la thaoura, comme veulent nous le faire croire ces politiques. Il en bave à cause d’eux. En 2016, 10 % des personnes les plus riches détenaient 57,1 % des revenus, et à l’inverse, la moitié de la population n’en détenait que 10,7 %. 8 900 personnes représentaient, il y a 3 ans, la moitié des richesses personnelles du Liban. 8 900 personnes ! Les chiffres sont probablement plus effarants en cette fin 2019.

Et si aujourd’hui nous ne craignons plus les milices, leurs zaïms, les groupuscules armés, les menaces et la violence, la peur nous prend au ventre. Que va-t-on faire? Comment allons-nous faire? Le dollar est aux mains des changeurs qui font la loi. 2 250, 2 500… Et ensuite ? Les rayons des supermarchés se vident, les pharmacies sont en pénurie de certains médicaments. Wel kheir la eddem. Comme en temps de guerre, les placards à mouné se remplissent petit à petit de riz, d’huile, de lentilles, de boîtes de conserve, de sucre, de pâtes, de lait en poudre, sans parler de la viande au congélateur. On remplit les réservoirs de mazout, on évite de prendre sa voiture quand on le peut, on ne sort pas trop, on consomme moins. On achète le nécessaire au cas où on en manquerait, et l’accessoire n’existe plus. Des dizaines et des dizaines de restaurants ont fermé, des dizaines et dizaines de commerces ont baissé leur rideau de fer, des compagnies mettent la clé sous la porte. Les stocks ne s’écoulent pas, les fournisseurs à l’étranger ne peuvent pas être payés, les hôpitaux manquent de matériel ou de médicaments. Médicaments vitaux que l’on achète en triple pour soi. Takachof, nous ont-ils prévenus ? Mais cette politique d’austérité vise qui ? Les fonctionnaires ? Non. Les députés ? Non. Les ministres? Non. Le peuple paye le prix une fois de plus. Pillé jusqu’à la moelle, il doit encore mettre la main à la poche. La livre libanaise vacille, les prix augmentent et les salaires diminuent, voire disparaissent. Et eux, dans leurs tours d’ivoire et d’or, ils n’en ont rien à cirer. Eux, rien ne peut les atteindre. Les fêtes, ils les célébreront comme d’habitude. Peut-être même plus que d’habitude, l’indécence étant leur principal trait de caractère. Eux offriront des diamants, mangeront du caviar, boiront du champagne, festoieront en se gaussant de la misère des autres. De tous les autres. Et le sourire narquois, ils attendront que le peuple se lasse, se fatigue et jette l’éponge.

Sauf que dans ce combat entre David et Goliath, ils ont oublié que des David, des Maroun, des Ali, des Mariam, des Sarah, des Georges, des Karim, des Alya, des Leila… il y en a des centaines de milliers. Des centaines de milliers qui vont en baver, certes, mais qui n’ont plus rien à perdre. Qui misent tout sur cette thaoura. Même si elle prendra encore des mois et des mois. Même si elle leur coûtera beaucoup. Ils n’ont plus rien à perdre. Et ce qu’ont oublié ces Goliaths de pacotille, c’est l’incroyable instinct de survie des Libanais. Leur extraordinaire capacité à s’en sortir grâce au système D. Et même si ce système se déclinera jusqu’à la lettre Z, ils iront jusqu’au bout de cette révolution pacifiste. Et les fêtes, ils les célébreront.

Le calendrier de l’Avent aura un tout autre aspect cette année. Une fenêtre pour l’électricité, une autre pour le pétrole, la troisième pour l’éducation, la quatrième pour la santé, et la liste est longue. On ne mangera pas de mets coûteux ? On s’en fout. Une moujaddara de Noël à la place d’une dinde ou des Beid wou Batata en guise de caviar pour le Nouvel An feront très bien l’affaire. Parce que nous sommes tous dans le même bateau. Parce qu’on trouvera toujours un moyen de se faire plaisir différemment. Parce que ceux qui le peuvent aideront les autres. Parce que ceux qui le peuvent donneront des vêtements chauds aux plus vieux, des jouets aux plus petits, de la nourriture à ceux qui ont faim. Parce que si les salauds qui nous ont embarqués dans cette galère sont solidaires dans leur saloperie, nous, à l’instar de cette chaîne humaine qui a relié le Nord au Sud, nous savons nous tenir la main. Ce que, eux, ne pourront jamais faire puisque c’est la haine qui les anime. Et nous, c’est l’amour.