Nos élites économiques et politiques tentent de nous persuader qu’une fois surmontées les difficultés financières actuelles, la relance du miracle économique libanais sera possible. Un diagnostic plus sûr consisterait à voir dans ces difficultés non pas un problème de liquidité passager, mais des signes clairs de la faillite du modèle de l’après-guerre civile. Ces signes ont précédé la révolution du 17 octobre et en ont d’ailleurs été le moteur. Trouver les moyens d’assurer la transition vers un nouveau modèle sans tuer le patient devrait donc être désormais notre priorité.
Au cours des dernières années, les exportations de biens et de services se sont élevées à environ 5 milliards de dollars par an, contre environ 20 milliards pour les importations. Ce déficit commercial a été financé par des entrées de capitaux extérieurs, principalement vers les banques locales, à hauteur de 20 % du PIB en moyenne dans les deux dernières décennies. Le Liban est ainsi devenu dépendant de ces capitaux entrants, comme certains pays rentiers le sont de leurs ventes de pétrole, ou comme un cœur le serait de la circulation sanguine.
Plutôt que de placer les actifs de leurs clients avec prudence, nos banques ont investi massivement dans la dette publique, un choix qui s’avère désormais funeste dans la mesure où l’activité économique ne permettra pas de compenser le fardeau de cette dette. Pour attirer davantage de capitaux, la Banque centrale a adopté un système semblable à une pyramide de Ponzi, mais celui-ci s’étant essoufflé, les nouvelles entrées se sont taries tandis que les déposants cherchent désormais à récupérer leur mise.
Muscles atrophiés
Pour rester dans la métaphore médicale, cet arrêt soudain des entrées de capitaux s’apparente à une crise cardiaque : pour soigner le cœur du Liban, il faudra extraire la graisse qui bloque les artères – soit assainir les bilans des banques pour qu’elles redeviennent solvables, ce qui nécessitera leur recapitalisation et le tant redouté « haircut » (décote) sur les dépôts. Et pour éviter que les crises cardiaques ne se reproduisent, il faudra également normaliser le métabolisme du Liban. Les déficits extérieurs récurrents du pays montrent que l’État, tout comme le secteur privé et de nombreux ménages, dépense chaque année plus qu’il ne gagne. Le pays devra donc consommer moins de ses revenus, travailler plus dur et investir son épargne de manière plus judicieuse.
Cela exige néanmoins que le Liban reconstitue ses capacités productives, comme un corps sain a besoin de se forger des muscles solides. L’atonie actuelle de la croissance économique s’explique certes en partie par des facteurs externes : le tourisme et les exportations ont été touchés par l’instabilité politique, tandis que la baisse des envois de fonds est le corollaire de celle des recettes pétrolières dans toute la région. Mais plutôt que de travailler plus dur pour faire face à cet environnement difficile, l’ancien modèle a atrophié nos muscles : l’augmentation artificielle de la richesse a fait grimper les salaires réels, rendant nos exportations moins compétitives et les produits étrangers moins chers. La corruption et la vétusté des infrastructures ont augmenté encore plus le coût des affaires. Par conséquent, de plus en plus de jeunes, évincés de l’économie marchande, ont dû chercher du travail à l’étranger.
Il ne peut néanmoins y avoir de corps sain sans cerveau bien irrigué – c’est-à-dire une structure politique permettant aux décisions capitales pour l’avenir du pays d’être prises. Or l’afflux massif de capitaux a faussé le système de gouvernance du pays : la frénésie d’emprunts a creusé les inégalités, générant une élite économique qui tire des rendements importants de son capital sans avoir à prendre de risques ou à innover. Elle a également permis à une élite politico-confessionnelle de se financer a travers l’État et les relations de copinage avec de grands acteurs du secteur privé. Cela lui a permis de s’enraciner en se construisant une légitimité basée sur le clientélisme plutôt que sur la performance, s’avérant même incapable d’assurer efficacement ne serait-ce que le ramassage des ordures ou la fourniture d’électricité. Il est donc grand temps de revenir à un système politique plus compétitif et moins coûteux pour l’État et les marchés, où les partis au pouvoir sont disciplinés par une opposition active.
Renaissance douloureuse
Pour aller efficacement de l’avant, il est d’abord essentiel que nous nous convainquions que l’ancien modèle ne peut être réparé. Ses fonctions essentielles ont en effet lâché : le secteur bancaire ne sera plus en mesure d’attirer d’importants dépôts extérieurs ; les prix du brut ne retrouveront pas leurs niveaux antérieurs ; les emplois dans les pays du Golfe ne seront pas aussi nombreux que par le passé ; et la communauté internationale n’apportera pas son soutien si le système n’est pas corrigé. Surtout, une grande partie de la société a désormais rejeté de façon irréversible tous les fondements de l’ancien modèle – du communautarisme à la corruption en passant par la faiblesse de l’État et la nature artificielle de l’économie.
Les révolutionnaires aspirent à construire leur pays plutôt que d’être forcés à le quitter. Ils sont convaincus que ce pays demeure bien en deçà de son potentiel et qu’avec leur énergie et leurs compétences collectives, ils peuvent faire beaucoup mieux. Ils réclament un État au service de la société et des entreprises. Ils veulent substituer la performance à la corruption, la méritocratie aux connexions politiques et la justice sociale aux inégalités croissantes. Plutôt que de se contenter de vivre du tourisme et de la finance, ils aspirent à bâtir une industrie de haute technologie, une agriculture respectueuse de l’environnement, un centre de production culturelle et à établir des liens plus synergiques avec la diaspora.
Comme nombre d’autres révolutionnaires avant eux, ils hériteront d’un pays au bord de la ruine, avec un État inefficace, un secteur bancaire faible et une économie ne permettant même plus d’importer les produits de première nécessité. La naissance de la Troisième République sera donc douloureuse. Si l’ensemble des réformes désormais connues de tous sont mises en œuvre avec succès, il faudra peut-être une décennie avant d’atteindre un rétablissement complet. Dans l’immédiat, les réserves restantes à la BDL doivent être soigneusement rationnées pour couvrir l’importation des produits de première nécessité jusqu’à la reprise des exportations. Pour faciliter cette transition, le Liban aura également besoin de toute l’aide extérieure possible.
Au cours des prochains mois, ce n’est pas seulement les patrimoines privés qui diminueront à mesure que les pertes au bilan seront réparties, les revenus réels et les salaires devront également baisser pour limiter les importations et augmenter les exportations. Le principal défi sera par conséquent de bâtir une cohésion sociale suffisante pour éviter l’enfermement dans une spirale distributive conflictuelle entre classes sociales ou même communautés. Le véritable miracle libanais se réalisera lorsque le pays s’engagera solidement, à partir d’une base de revenus inférieure, sur une trajectoire ascendante qui lui permettra de réaliser progressivement son potentiel créatif ainsi redécouvert.
Par Ishac DIWAN
Professeur d’économie à l’École normale supérieure (Paris) et titulaire de la chaire socio-économie du monde arabe de l’Université Paris-sciences et lettres.
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Je constate que le piège de la stratégie de vassalisation via une milice armée financée par un pays étranger ne va pas appuyer le projet des libanais que clame Pr Ishac DIWAN. Sauf si ce pays étranger s'effondre, sachant que sur le flanc sud du Liban se trouve un pays et ses alliés obligés y œuvrent. Mais le jeu d’échec va continuer avec l'histoire qui se répète et ce petit pays sera toujours entre l'enclume et le marteau. Actuellement ce Pays du sud attend l’occasion pour un nettoyage final réalisant son rêve pour le conquérir et dominer la totalité du pays de Canaan. Comme ce fut le cas par le pays à l’Est du Liban, qui veut dominer tout le "Bilad-el-Cham" durant la guerre civile. Le fruit ait-il enfin mûrit pour être remangé autrement que par son élite?
23 h 50, le 01 décembre 2019