C’était déjà le cas en 1956 avec les retombées de la crise de Suez, puis en 1958 avec la montée du nassérisme. Ce fut le même refrain pendant la guerre civile libanaise (1975-1990). Puis une fois encore en 2006. Tout au long de son histoire contemporaine, le Liban a vécu au rythme des bras de fer régionaux qui sont venus se superposer aux conflits internes, compliquant encore un peu plus leur résolution. Le pays du Cèdre était connu pour être le théâtre de conflits qui le dépassent mais dans lesquels les Libanais tenaient pourtant les premiers rôles. Mieux que personne, Ghassan Tuéni a formulé cette dialectique entre l’interne et l’externe dans son plus fameux ouvrage Une guerre pour les autres.
La révolte libanaise, débutée le 17 octobre dernier, marque une nette rupture avec cette logique. Par son refus, parfois absolutiste, de toutes les interférences étrangères, elle s’oppose à ce que le Liban soit à nouveau l’otage des bras de fer régionaux. Les Libanais doivent régler leur problème entre eux, dit la société civile d’une seule voix.
Cette approche, absolument nécessaire, est-elle toutefois tenable dans le contexte régional actuel ? La « rivalité américano-iranienne imprime tous les autres dossiers », confiait à L’Orient-Le Jour il y a quelques mois un diplomate de haut rang en poste à Beyrouth. La révolte libanaise, dont les enjeux premiers sont locaux, peut-elle y échapper ?
Les informations nombreuses, et souvent non vérifiées, ayant circulé sur le chantage américain, la pression russe, la contre-attaque iranienne ou les plans saoudiens, pourraient laisser penser que non. Le fait que les chancelleries française, britannique, puis russe se succèdent à Baabda peut, dans le même sens, donner l’impression que ce qui se joue aujourd’hui dépasse l’enjeu libanais. La jonction des crises politique et économique ajoute, de surcroît, une nouvelle dimension à la dialectique interne/externe puisqu’une éventuelle aide internationale, qui apparaît actuellement indispensable, est déjà perçue par certains partis comme une arme politique.
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Le grand paradoxe
Entre la perception qu’ont les acteurs locaux des tractations régionales et la réalité de celles-ci il semble toutefois y avoir un large fossé. « La thématique régionale existe mais elle est loin d’être dominante », décrypte un diplomate occidental ayant souhaité garder l’anonymat.
Le Hezbollah ne partage clairement pas cette lecture. Le secrétaire général du parti, Hassan Nasrallah, a accusé « certaines chancelleries » de tirer les ficelles de la révolte, un discours faisant écho à celui du guide suprême iranien Ali Khamenei qui estimait que « les États-Unis et quelques pays de la région étaient en train de causer des troubles dans nos pays voisins », en référence au Liban et à l’Irak. Le « Hezbollah analyse ce qui se passe au Liban comme une tentative de changer les rapports de force à l’échelle régionale », dit un diplomate arabe ayant souhaité garder l’anonymat. Le parti chiite, allié de l’Iran, voit derrière la simultanéité des révoltes libanaise, irakienne et iranienne un plan américano-israélo-saoudien pour l’affaiblir via une autre stratégie que celle de la confrontation militaire. « Dans sa conscience de soi et son narratif, le parti chiite a toujours le sentiment d’être l’objet d’un complot international. Il suffit d’une déclaration de Jeffrey Feltman (ancien ambassadeur au Liban), qui n’a plus aucune influence à Washington, pour raviver ce sentiment », analyse le diplomate arabe. S’exprimant en sa qualité personnelle devant la sous-commission parlementaire américaine des Affaires étrangères pour le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et le Terrorisme international, M. Feltman avait déclaré, la semaine dernière, que la Russie pourrait « faciliter la restauration de l’hégémonie du régime syrien sur le Liban ».
Le Hezbollah – et par extension l’Iran – est d’autant moins disposé à lâcher du lest qu’il a actuellement l’impression d’être assiégé. Il perçoit la formation d’un gouvernement d’experts, réclamée par la rue et encouragée par la communauté internationale, comme une façon de le mettre à l’écart, de lui faire la guerre par d’autres moyens. « Le premier obstacle à la formation du gouvernement est l’Amérique, car elle veut un gouvernement qui lui ressemble et nous voulons un gouvernement qui ressemble au peuple libanais », déclarait, le 22 novembre, le cheikh Naïm Kassem, numéro deux du Hezb, dans une interview à l’agence Reuters. Deux jours plus tard, des partisans du parti chiite et de la gauche libanaise manifestaient devant l’ambassade des États-Unis à Aoukar contre « l’ingérence étrangère américaine ».
Difficile de faire plus paradoxal : les États-Unis sont accusés d’être derrière tout ce qui se passe dans la région à un moment où ils n’ont peut-être jamais été aussi désintéressés par celle-ci. L’absence de réponse aux frappes imputées à l’Iran contre Aramco en septembre dernier, puis le vrai-faux départ de Syrie ont confirmé l’absence de volonté américaine de s’impliquer au Moyen-Orient. Washington reste d’ailleurs très discret depuis le début des révoltes libanaise et irakienne.
« L’administration Trump est assez occupée avec tout ce qui se passe en ce moment, je ne pense pas que la situation au Liban ait reçu beaucoup d’attention de la part du président », confirme Patrick Clawson, directeur de recherche au Washington Institute. Les « Américains sont en retrait et n’ont de toute façon pas suffisamment de levier au Liban pour imposer leurs conditions », renchérit le diplomate arabe. Si l’administration Trump a accentué la pression contre le Hezbollah, elle est elle-même partagée depuis plusieurs mois entre une ligne qui veut durcir le ton contre le gouvernement libanais et une autre qui veut au contraire renforcer le partenariat avec celui-ci, estimant que c’est le meilleur moyen d’empêcher que le Hezbollah soit le seul maître à bord. « La position américaine ? De quelle ligne parle-t-on ? » résume le diplomate occidental. Le récent gel de l’aide américaine à l’armée libanaise, contre l’avis d’une partie de l’administration, s’inscrit dans ce contexte. « Le sujet de l’assistance aux forces armées libanaises est débattu depuis longtemps aux États-Unis », dit Patrick Clawson.
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Des vainqueurs sans victoires
D’après l’ensemble de nos interlocuteurs, la position américaine n’aurait pas fondamentalement évolué depuis le début de la révolte libanaise. Le fait que le Hezbollah puisse participer indirectement au prochain gouvernement ne semble pas être une ligne rouge, ou un obstacle incontournable à une éventuelle aide internationale. « Le Hezbollah a été assez intelligent pour nommer au gouvernement des ministres qui le plus souvent ne sont pas des membres du parti, et je pense que les États-Unis veulent absolument que cela continue ainsi », commente Patrick Clawson. « Ce qui va être déterminant, ce n’est pas qui va composer le gouvernement, mais la feuille de route de celui-ci. Est-ce que le gouvernement sera jugé capable d’entreprendre des réformes essentielles ? C’est cela le principal enjeu aujourd’hui du point de vue de la communauté internationale », décrypte le diplomate occidental.
Mais comment parvenir à ce résultat – un gouvernement d’experts qui ne serait pas otage de l’impuissance et de l’incompétence des formations politiques libanaises – tout en donnant des gages suffisants au Hezbollah, capable de bloquer tout le processus, pour qu’il n’ait pas l’impression d’être le grand perdant de l’histoire ? Dès les premières lignes de son livre, Ghassan Tuéni avait déjà formulé pareille problématique : « Pour refaire le Liban, il fallait des vainqueurs sans victoires. Plus encore : il fallait que les victoires des uns ne soient pas les défaites des autres. »
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commentaires (11)
Le Hezbollah chérche toujours un bouc émissaire . Hier j'ai vu un documentaire en France sur le mossad , vous savez que les israéliens entrent et sortent du Liban comme' ils veulent alors les américains n'ont pas besoin d'être la , en bon entendeur salut
Eleni Caridopoulou
17 h 01, le 27 novembre 2019