Des gens marchant devant les portraits de Hassan Nasrallah et de Nabih Berry à Beyrouth le 4 mai 2018. Jamal Saidi/Reuters
Lundi 5 novembre 1990, Damas. Le chef du mouvement Amal, Nabih Berry, et le cheikh Sobhi Toufayli, secrétaire général du Hezbollah, tournent la page des violences qui opposaient depuis 1987 les deux formations chiites. Conclu sous le parrainage des ministres syrien et iranien des Affaires étrangères, Farouk el-Chareh et Ali Akbar Velayati, l’accord organise les nouveaux rapports que doivent entretenir les deux formations entre elles, mais aussi avec les autorités libanaises. Il intervient au moment où la tutelle syrienne sur le Liban, après la fin de la guerre civile, est consacrée.
« Les divergences entre Amal et le Hezbollah sont finies pour toujours, grâce à la détermination et à la tolérance des deux parties. L’Iran et la Syrie se portent garants de cet accord », décrète fièrement le chef de la diplomatie iranienne. L’accord de Damas met fin à près de trois ans de combats fratricides et de tension entre les deux formations, sur fond de velléités d’hégémonie et de compétition entre la Syrie, parrain d’Amal, et l’Iran, mentor du Hezbollah. Désigné sous la dénomination de « tandem chiite », Amal et le Hezbollah entretiennent depuis une relation qui paraît inébranlable. Unis pour le meilleur et pour le pire, les deux formations chiites partagent une série d’intérêts communs qui servent au mieux leurs desseins.
Bien qu’elles n’aient pas toujours été au beau fixe – la méfiance réciproque est souvent au rendez-vous –, les relations entre les deux formations ont fini par se solidifier, cimentées par un mot d’ordre : la rue chiite ne doit plus jamais connaître un bain de sang.
Ayant appris à s’apprivoiser, Amal et le Hezbollah se sont accordé sur un partage des rôles judicieusement réparti. Pendant plus d’une décennie, le Hezbollah devait vaquer à ses occupations de « résistant », laissant la charge politique à son partenaire qui s’est investi dans les institutions de l’État et conquis, en 1992, le Parlement, dirigé depuis par Nabih Berry. Ce n’est qu’après le départ forcé du tuteur syrien, en avril 2005, que le Hezbollah accède à la scène politique dans un nouveau partage des rôles avec son allié chiite. Si l’accord entre les deux entités sur les questions stratégiques – principalement la résistance contre Israël – est acquis, les divergences au sein du tandem, principalement sur les dossiers internes, sont fréquentes. « Il faut savoir qu’il s’agit de deux entités politiques distinctes qui peuvent s’accorder par moments et diverger à d’autres moments sur certaines questions », rappelle un député berryste, Mohammad Khawaja. C’était notamment le cas lorsque le Hezbollah avait appuyé la candidature de Michel Aoun à la présidence de la République en 2016, alors que le bloc parlementaire de Berry s’était clairement opposé à ce choix. L’alliance de raison semble toutefois aujourd’hui arriver à un tournant, prise en tenailles entre sa nécessité et ses contradictions.
Ali Baba et les 40 voleurs
Depuis le début du mouvement de révolte au Liban le 17 octobre dernier, la relation entre Amal et le Hezbollah a été mise à rude épreuve. Les tensions entre les bases populaires respectives des deux formations n’ont jamais été aussi fortes. La contestation, qui a vite gagné les localités du Liban-Sud, majoritairement chiite, était dirigée contre Amal, comme l’atteste un responsable politique du Hezbollah qui a requis l’anonymat. « Les gens sont très remontés contre Randa Berry, épouse du président de la Chambre, qu’ils qualifient de madame 51 % », dit-il. « Berry, c’est Ali Baba et les quarante voleurs réunis », témoigne Mona*, une retraitée vivant dans la banlieue sud de Beyrouth. Accusé d’être l’un des symboles de la corruption, le chef du législatif a été largement conspué aussi bien à Beyrouth que dans son propre fief, au Liban-Sud, notamment à Tyr où les protestataires ont été, au début du soulèvement, violemment agressés par des partisans d’Amal.
Dans les milieux du mouvement berryste, on est convaincu que les slogans diffamatoires ciblant le couple Berry sont l’œuvre de partisans et sympathisants du Hezbollah. « C’est ce qui a provoqué des tensions entre les deux partis au début de la révolte », témoigne Kassem Kassir, un analyste proche du parti de Dieu.
L’antagonisme entre les deux rues chiites a été d’ailleurs répercuté par le quotidien al-Akhbar, proche du Hezbollah. Dans un éditorial écrit au lendemain de l’attaque du 29 octobre contre les manifestants au centre-ville par des partisans chites, Ibrahim el-Amine dénonce la violence utilisée contre les protestataires et en impute la responsabilité directe à Amal. « Le fait de s’en prendre à n’importe quel citoyen à Beyrouth, au Liban-Sud et dans la Békaa pour l’empêcher d’exprimer son opinion ou de l’en dissuader, ou encore de lui interdire de sortir de sa maison est un acte barbare dont les auteurs seront fustigés », écrit le rédacteur en chef du journal.
Les regards sont aujourd’hui tournés vers le Hezbollah, à qui l’on reproche surtout d’avoir fermé l’œil face à l’affairisme politique et laissé faire les corrompus, dont son principal allié chiite. Contraint de démontrer sa bonne foi en matière de lutte contre la corruption pour rassurer une partie de sa base, le Hezb se trouve dans une situation des plus inconfortables. Il ne peut plus, comme il l’avait fait par le passé, couvrir les malversations et détournements de fonds imputés à la formation de Nabih Berry.
« Au fil des années, Amal a gagné la réputation d’un mouvement qui puise dans les fonds publics. Le Hezbollah a gardé ses distances par rapport aux ressources publiques, dans la mesure où il bénéficiait de ses propres sources de financement », et n’avait donc pas besoin de l’argent de l’État libanais, commente Hilal Khachan, professeur de sciences politiques à l’AUB. Des accusations dont Mohammad Khawaja se défend. « Ce n’est pas uniquement Amal qui est pointé du doigt dans la rue, mais l’ensemble de la classe politique. »
(Lire aussi : Le tandem Amal-Hezbollah dans la rue : réaction « spontanée » ou mot d’ordre politique ?)
Sacrifier Berry sur l’autel de la corruption ?
Pour le Hezbollah, Amal est devenu un boulet. Depuis plus d’un an, le parti de Dieu s’est efforcé de se poser en champion de la lutte contre la corruption, sans aller toutefois jusqu’à joindre l’acte à la parole, conscient que toute campagne dans cette direction viserait inévitablement son partenaire. Alors que les révoltés de la rue s’insurgent contre le clientélisme et la corruption, le Hezb n’avait d’autre choix que d’emboîter le pas aux manifestants, reprenant à son compte les slogans anticorruption, tout en rejetant en vrac le reste des revendications de la rue, notamment la chute du gouvernement et la tenue d’élections anticipées. « Le Hezbollah se trouve face à une problématique sérieuse entre son souhait de combattre la corruption et son besoin de préserver ses alliés (CPL et Amal) qui sont tous deux corrompus », commente Kassem Kassir. Le député Hassan Fadlallah a déjà donné le ton en affirmant, il y a une dizaine de jours, que le Hezbollah ne « couvrira personne ». Est-il néanmoins prêt à franchir le Rubicon? La décision de lâcher ses partenaires dans l’arène interne signifierait les perdre en tant qu’alliés stratégiques.
Fragilisé à l’extrême par les sanctions américaines et appelé à faire face aux nouveaux défis internes lancés par une rue en ébullition qui a été jusqu’à remettre en cause les équilibres rassurants sur lesquels tablait la résistance armée chiite, le Hezbollah a plus que jamais besoin d’Amal, même si ce dernier est devenu « encombrant ». « Il n’y a aucune raison pour que le tandem ne reste pas en place », estime Mohammad Khawaja. « Les deux formations sont actuellement sur le même navire. Si l’un des deux décide d’agir seul, l’un et l’autre seront plus facilement ciblés. La révolte les a contraints à resserrer les rangs », décrypte Hilal Khachan. « Je doute fort que le Hezbollah puisse sacrifier Nabih Berry sur l’autel de la corruption », renchérit Amal Saad, professeur à l’Université libanaise et proche des milieux du Hezb. Pour certains analystes, l’initiative pourrait peut-être venir du leader d’Amal lui-même. « Chez Berry, il semble qu’il y ait actuellement une sérieuse remise en question », ajoute à son tour Kassem Kassir.
Même si Téhéran a largement pris le dessus sur Damas sur la scène régionale, l’alliance entre les deux formations repose désormais sur des nécessités locales. Le Hezbollah est bien plus populaire que son allié dans les régions à dominante chiite – les votes préférentiels ont largement versé en sa faveur lors des législatives de mai 2018 –, il n’en reste pas moins que le poids électoral du mouvement fondé par Moussa Sadr, estimé à plus de vingt pour cent de l’ensemble des voix chiites, n’est pas négligeable. « Une grande partie de la base d’Amal est formée de miliciens aguerris qui sont payés par leur chef. Ils sont prêts à faire le sale boulot lorsque Berry et le Hezbollah en ont besoin. C’est ce qui s’est passé le 7 mai 2008, où les combattants d’Amal étaient en grand nombre aux côtés du Hezb » lors du coup de force à Beyrouth-Ouest, note Moustapha Allouche, ancien député et membre du bureau politique du courant du Futur.
« Le Hezb avalera Amal »
N’ayant aucun intérêt à se retrouver isolé, le Hezbollah compte sur son partenaire pour une série de tâches qu’il lui délègue car il ne peut les assumer lui-même. « Nabih Berry connaît les subtilités du jeu politique libanais », rappelle un ancien ministre ayant souhaité garder l’anonymat. Qualifié de « pompier », Nabih Berry a souvent été sollicité pour effectuer des médiations entre les parties en temps de crise en raison de son savoir-faire. Jugé moins clivant que le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, il sert généralement d’interlocuteur auprès des pays arabes ou des États-Unis. C’est à lui que le Hezbollah a récemment confié la tâche de négocier pour trouver un règlement au litige maritime qui oppose le Liban à l’État hébreu dans le dossier de l’extraction des ressources pétrolières au large de la Méditerranée. « Le Hezbollah utilise Amal en tant que négociateur et celui-ci ne fera rien qui pourrait contrer les desiderata du Hezbollah », commente M. Khachan.
Le traumatisme de leur guerre fratricide demeure également dans tous les esprits. C’est la principale raison, selon la majorité des analystes, qui explique l’impossibilité d’une rupture entre les deux parties. « La communauté chiite craint comme la peste le renouvellement de tels affrontements qui, s’ils devaient se réitérer, s’étendraient à chacune de ses rues et de ses localités », indique Kassem Kassir. « Le Hezbollah n’est aucunement prêt à rouvrir la blessure de la scission », renchérit M. Allouche.
Le rapport de force entre les deux formations a évolué, de façon constante, en faveur du parti de Dieu depuis l’accord de Damas. La révolte libanaise pourrait conforter cette tendance. « Je pense que la marge de manœuvre de Nabih Berry va être réduite mais il n’oserait pas s’éloigner du Hezbollah et ce dernier ne lui permettrait pas de le faire », commente l’ancien ministre. La donne pourrait toutefois changer au moment où la question de la succession de M. Berry sera posée. « Je pense que plusieurs de ses partisans et sympathisants viendront grossir les rangs du Hezbollah », croit savoir Amal Saad. Un avis que partage un diplomate occidental qui affirmait, bien avant le début de la révolte, que le parti chiite « finira pas avaler Amal ».
* Le prénom a été changé.
Lire aussi
Le Hezbollah et « la patience stratégique », le décryptage de Scarlett HADDAD
Pour mémoire
Retour sur l'implication progressive du Hezbollah dans la vie politique au Liban
Lundi 5 novembre 1990, Damas. Le chef du mouvement Amal, Nabih Berry, et le cheikh Sobhi Toufayli, secrétaire général du Hezbollah, tournent la page des violences qui opposaient depuis 1987 les deux formations chiites. Conclu sous le parrainage des ministres syrien et iranien des Affaires étrangères, Farouk el-Chareh et Ali Akbar Velayati, l’accord organise les nouveaux rapports que...
commentaires (14)
En tout état de cause rien ne prouve, jusqu’à preuve du contraire, que le Hezbollah se soit opposé de quelques façons que se soit à aucune initiative légale à l’encontre d’Amal ayant un rapport avec la corruption. On ne peut pas en dire autant de tout le monde. Par contre laissez moi vous dire une chose, le Hezbollah par le passé a su s’imposer au sein de la communauté chiite grâce à son combat contre l’occupation bien évidemment, à ses valeurs et principes aussi, mais surtout parce qu’il a su se substituer à un Etat qui était aux abonnés absents dans nos régions, proposant ainsi écoles, hôpitaux, aides aux plus démunis etc etc. Aujourd’hui la donne a changé, du fait de la démographie et des enjeux, ainsi que des difficultés posés par la conjoncture politique, économique et militaire. Effectivement le Hezbollah ne peut plus subvenir aux besoins de tout le monde, et à grandement besoin que l’état prenne en mains ses responsabilités. Ce n’est pas dans l’intérêt du Hezbollah d’enrichir quelques individus en profitant de la défaillance des douanes comme il est souvent laissé entendre. Le Hezbollah a besoin que l’ordre règne et que le bien être économique et sociale de toute la population soit assuré et non pas seulement celui de la communauté chiite, ou d’individus au sein de cette communauté, cela est essentiel à la pérennité de la Résistance.
Chady
18 h 33, le 23 novembre 2019