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Nos Lecteurs ont la Parole - Père Jad CHEBLI s.j.

La poésie de la révolution

Voilà plus de 15 jours que je ravale ma salive, que je lis les nouvelles, regarde les photos des manifestations, écrase une larme qui me brûle les yeux et le cœur et reviens à mes prières.

Quinze jours que je trépigne, que je piaffe d’impatience et de rage parce que non seulement je suis à presque 12 000 kilomètres de l’événement, mais je ne peux même pas communiquer avec ceux qui le vivent de l’intérieur ! Dieu ! Qu’est-ce que je vous ai enviés, jalousés ! J’ai bavé d’envie ! Un sursaut que j’attends depuis des années, que j’appelle de tous mes vœux depuis des années, et voilà qu’il arrive quand je suis aux États-Unis à 12 000 km de l’épicentre et en retraite silencieuse ! Cela ne m’a pas empêché de prier pour mon Liban – arme de l’impotent, me diriez-vous –, seule chose qui m’était possible à ce moment précis.

Je ne voudrais pas analyser ici ce qui se passe, cela viendra ultérieurement, mais je voudrais souligner uniquement la poésie de la révolution. Oui, la poésie ! Cette révolution est éminemment poétique ! Accordez-moi, je vous prie, pauvre littéraire que je suis, de voir les choses à travers le prisme des mots qui se disent dans les gestes, dans la poésie des gestes et leur musicalité : la poésie du coup de pied de la superbe jeune fille défiant du haut de sa majestueuse fragilité un homme armé, la poésie de Pierre Trad, mon ami, qui prend dans ses bras son ancien élève devenu soldat depuis, la poésie de la jeune fille en chaise roulante portée par les manifestants ouvrant grands les bras pour accueillir le monde qui renaît, de l’homme amputé de la jambe qui balaie les rues après les manifestations, de cette magnifique femme, Darine Dandachly, qui pardonne tel un Christ en croix à ceux qui l’ont brutalisée… et j’en passe et des meilleurs ! Quelle belle poésie vous avez écrite !

Il est cependant légitime, normal, humain d’avoir peur ! La peur, notre plus grand ennemi, un ennemi beaucoup plus incisif, beaucoup plus féroce que tous les partis politiques et de toutes les armes réunis ! Mais bon, accordons-nous, pour le moment, ce sentiment. Nous avons peur que cette révolution comme beaucoup de celles qui l’ont précédée se dégonfle, se désenfle ; nous avons peur d’une déception, de ce retour amer à la réalité qu’on a cru fuir dans ces quelques jours d’unité nationale. J’ouvre une parenthèse pour dire que ce que nous vivons aujourd’hui dans les places du Liban est la réalité, et la situation dans laquelle nous croupissions depuis des décennies est une illusion dans laquelle les politiciens – tous – voulaient impérativement nous garder pour mieux nous contrôler.

Comment éviter donc la déception ? Tout simplement en l’accueillant parce que je crois qu’elle est inévitable ! Mais je m’explique : je fais partie de cette génération qui n’a vécu que des déceptions : l’anéantissement du rêve avec l’assassinat de Bachir Gemayel, l’émiettement catastrophique du « Cha3ba Loubnan l 3azim » dans une guerre fratricide dont le seul but était le pouvoir, les sit-in de l’USJ tout d’abord en 1997 face à l’occupation syrienne puis ceux de 2000, les élections législatives successives de 1992 à au moins 2005 pendant lesquelles je savais pertinemment, moi fils du Metn, que ceux pour lesquels je votais ne seraient pas élus parce qu’il n’y avait qu’un seul roi indétrônable bien sûr, Michel el-Murr, la révolution du Cèdre en 2005, et enfin les manifestations de 2015 lorsque l’on voyait poindre à l’horizon une société civile, une « gauche » intelligente capable de contrebalancer les partis politiques, qui sont tous de droite au Liban, mais contre laquelle toute la classe politique s’est coalisée lors des dernières élections législatives.

Ça en fait des déceptions ! Mais n’oubliez pas une chose essentielle et qui balaie toutes les déceptions du monde : les expériences sont cumulatives et l’histoire se construit petit à petit par la somme des expériences des uns et des autres. En d’autres termes, si aujourd’hui vous êtes dans les rues et que vous avez forcé Saad Hariri à démissionner, c’est parce que d’autres, avant vous, vous ont préparé le chemin. Chacun de nous, dans ses plus petites décisions, dans son quotidien qu’il pense anodin et insignifiant, dans ses petites résistances, dans son refus de brûler un feu rouge, en rejetant toute forme de « bullying », en pardonnant aux agresseurs aussi barbares et violents soient-ils, construit une partie de ce chemin vers le possible.

Ces expériences, toutes nos expériences, conduiront inévitablement, inéluctablement vers la liberté ! Et n’oubliez pas que l’espérance naît des entrailles mêmes du désespoir !

Et je termine par cette formidable citation d’Antoine de Saint-Exupéry : « Chacun est seul responsable de tous ! »

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

Voilà plus de 15 jours que je ravale ma salive, que je lis les nouvelles, regarde les photos des manifestations, écrase une larme qui me brûle les yeux et le cœur et reviens à mes prières. Quinze jours que je trépigne, que je piaffe d’impatience et de rage parce que non seulement je suis à presque 12 000 kilomètres de l’événement, mais je ne peux même pas communiquer avec ceux qui...

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