C’est une jeune femme fluette au regard doux malgré les cernes. À chaque fin de phrase, en guise de ponctuation, elle offre un sourire large et timide. Elle a la voix éraillée, un énorme hématome sur le mollet droit et quand des larmes, d’émotion ou de fatigue, coulent sur ses joues, elle ne cherche pas à les dissimuler. On aurait pourtant tort de se fier aux apparences et de voir en elle un petit être fragile. Malak Alaywe Herz est certes à fleur de peau, mais elle est forte, très forte. C’est elle qui, dans la nuit de jeudi à vendredi dernier, a envoyé le fameux coup de pied devenu le symbole de toute une révolution. Malak a tapé dans le mille. Dans le mille du mâle et du mal. Car avec les valseuses du malheureux bodyguard, c’est tout un système politique oligarchique et corrompu, inique et patriarcal, qu’elle a fait vaciller.
La scène est confuse et limpide à la fois : la nuit, une cohue devant un bâtiment officiel ; un homme au tee-shirt noir qu’on devine être un garde du corps, kalachnikov à la main, avance vers une jeune femme en débardeur qui, en cherchant à se dégager, lui envoie un coup de pied dans les parties, le faisant reculer de plusieurs mètres. La vidéo de son geste a été partagée des centaines de milliers de fois à travers le monde. Par un effet boule de gomme, si l’on ose dire, l’image s’est démultipliée et se décline désormais de mille et une façons : on la retrouve en logo officiel des affiches appelant à manifester, en pochoirs sur les murs de la ville, en photos de profil sur les réseaux sociaux et bientôt en tatouages à en croire de nombreux manifestants qui parlent déjà d’immortaliser sur leur peau cet instant qui les a fait frissonner.Aux abords de la place Riad el-Solh qu’elle ne quitte plus depuis une semaine, Malak raconte : « Nous étions un petit groupe. Il (le garde du corps du ministre de l’Éducation) a avancé avec son arme et a tiré en l’air. Je lui ai dit de me tirer dessus. Il a continué à avancer et pour me dégager, j’ai frappé, sans y penser. » Elle marque une pause. Puis reprend, la voix tremblante : « Ça aurait peut-être été mieux s’il m’avait tuée. Ça aurait été un vrai symbole, il n’y a que comme ça que les choses pourront changer. »
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« Rien ne va dans ce pays »
Et elle veut que les choses changent, en profondeur, car, dit-elle, « rien ne va dans ce pays ». Quelques heures auparavant, ce jeudi 17 octobre, la jeune femme – qui ne veut pas dire son âge, mais est née pendant la guerre – avait participé à un rassemblement avec une poignée de proches et d’activistes, sur la place des Martyrs. Pas spécialement contre la taxe WhatsApp, mais pour exprimer un ras-le-bol général. Elle pensait que, comme d’habitude, ils seraient au mieux quelques dizaines. Jamais elle n’aurait imaginé qu’une semaine plus tard, la moitié du pays serait dans la rue. Quand elle décrit le mouvement en cours et qu’elle énumère les villes où la flamme a pris, elle laisse échapper quelques larmes de joie. Mais, elle se ressaisit aussitôt, comme par superstition, comme si elle ne voulait pas crier victoire trop tôt, comme si elle craignait que le rêve vire au cauchemar. Pleine de détermination, pour conjurer le sort, elle tonne : « Il faut que la révolution triomphe, nous n’avons plus le choix ! »Quand elle prononce ces mots, Malak n’est pas dans la pose. Les galères, elle les connaît de près. Malgré des études dans le secteur bancaire et en sociologie, voilà plusieurs années qu’elle ne trouve plus de travail. « Je n’ai aucune wasta », lâche-t-elle en haussant les épaules. Elle y a même renoncé : « À quoi bon m’épuiser pour gagner 600 dollars, on ne peut pas vivre avec ça. » De même, quand elle a cherché un appartement à Beyrouth il y a quelques mois, on ne lui a proposé que des taudis hors de prix. Elle n’a eu d’autre choix que de s’exiler en périphérie, à Aley. Son histoire personnelle rappelle à ceux qui voudraient réduire la révolte des Libanais à quelques revendications libérales, qu’elle vient de loin, du fond du ventre.Longtemps, chez cette femme originaire de Mayss al-Jabal, un village à l’extrême sud du Liban, la colère a été enfouie, sans espoir. Deux événements ont contribué a lui donner la foi dans la politique : le mouvement de 2015 contre la crise des ordures, qui a rassemblé des dizaines de milliers de personnes, et surtout sa rencontre avec Mohammad. Cette grande baraque à la voix de stentor est un activiste de la première heure qui ne rate aucune manifestation, en indépendant radical, hors de tout parti et de toute association. Avec son pansement sur le front et ses larges cicatrices sur le cou, il est déjà une gueule cassée de la révolution. « Son corps porte la trace de ses convictions », dit Malak avec une fierté de midinette. Leur amour semble aussi grand que leur foi dans la cause. Une information risque de briser le cœur des très nombreux admirateurs qui – éblouis ou masochistes –, ont demandé Malak en mariage sur les réseaux sociaux : la belle vient de dire oui à Mohammad, il y a deux mois à peine. S’ils avaient pu, les tourtereaux auraient fait un mariage civil, mais aucune loi ne l’autorise au Liban. Faute de moyens, ils n’ont même pas pu organiser une vraie fête. Ils se sont rattrapés hier soir, en face du Sérail avec une liste d’invités qu’ils espéraient, hier après-midi, proche du million. Et, entre deux réponses aux questions, Malak était en train de se demander comment elle allait bien pouvoir trouver une voilette.
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Une icône
La jeune femme est devenue une icône, une égérie, mais elle ne souhaite surtout pas attirer la lumière et fuit les journalistes. La retrouver et la convaincre de se confier à L’Orient-Le Jour s’est avéré être un parcours du combattant. Dans un pays réputé pour sa culture du m’as-tu-vu et du selfie, son souci de discrétion dénote. Difficile, là encore, de ne pas y voir un symbole d’un changement d’ère. Contre les chimères du « moi je », souvent cache-misère d’un vide abyssal, Malak et les siens font le pari collectif du nous anonyme, d’un nous qui dépasserait la petite personne, la confession ou la classe sociale, de ce nous auquel, il y a encore quelques jours, personne n’osait croire au Liban. Preuve que les choses ont déjà changé, on éprouve plus de gêne à lui demander sa confession que son âge. Elle se dit musulmane et précise, en mettant la main sur le cœur, que la religion est une affaire personnelle.
Malak sait que ce coup de pied n’est déjà plus le sien, mais appartient à tous les Libanais qui, comme elle, croient dans le changement. Ce geste exprime quantité de choses : parce qu’elle est une femme, parce qu’elle est jeune, parce qu’elle se bat à mains nues, parce qu’elle n’a pas peur, parce qu’il a reculé. Du bout de sa chaussure, Malak énonce au moins deux vérités qui pourraient être érigées en principes révolutionnaires. Elle dit d’abord qu’il ne faut jamais renoncer à l’espoir : que le fort n’est pas toujours fort et, au-delà, que c’est parce qu’il se croit le plus fort qu’il est en réalité faible – nul besoin de dessiner le talon d’Achille dont il est ici question. Elle dit ensuite que le temps n’est plus aux miliciens, aux « abadayets » et aux bodyguards, à tous ceux-là qui, depuis toujours, font régner la loi au Liban : la loi de la jungle. En d’autres termes, elle dit que l’heure est désormais aux civils, aux citoyens et plus encore aux citoyennes et que c’est à elles et à eux d’écrire l’avenir ensemble.
Ce coup de pied n’aurait sans doute pas connu pareille destinée s’il ne portait pas aussi en lui une grande puissance esthétique. Grégory Buchakjian, historien de l’art, rappelle qu’il existe une riche iconographie de la femme qui lutte contre l’oppression dans la peinture ou la photographie. Et cette image s’inscrit dans cette continuité. « Certains ont vu une nouvelle Marianne, mais ce serait plutôt à rapprocher de La liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix ou même de Judith décapitant Holopherne de la peintre italienne Artemisia Gentileschi », analyse-t-il. « Dans la photo de presse contemporaine, le thème de la femme faisant face à des soldats est récurrent, comme dans La jeune fille à la fleur de Marc Riboud. La différence fondamentale est que cette fois, la femme se défend, ce qui en fait du même coup un magnifique symbole féministe », poursuit cet enseignant à l’ALBA. Selon lui, sur un plan plus technique, le parfait angle droit du coup de pied renforce la dimension iconique. Mais, souligne-t-il, celui-ci est moins net dans la vidéo que dans les images qui en ont été tirées par la suite, dont celle de Rami Kanso (voir ci-contre) ou de Noémie Honein.
La beauté du geste en ferait presque oublier qu’il s’agit d’un coup de pied, un side kick défensif, selon Steven Majdalani qui enseigne les arts martiaux à Beyrouth. Il considère l’exécution plutôt réussie, même si, affirme-t-il, le coup aurait pu être plus puissant avec un pas en avant – on n’ose imaginer les dégâts. Le coach rappelle néanmoins que frapper son adversaire dans les parties génitales est strictement interdit en compétition, mais peut être admis voire requis dans certaines circonstances extrêmes de légitime défense – et il juge que le cas de Malak en fait partie. « Cet épisode prouve que les arts martiaux sont efficaces et devrait inciter tout le monde à les pratiquer », conclut-t-il, enthousiaste. Ce qu’il ignore, c’est que la jeune femme n’a jamais fait de sport de combat et qu’elle a agi spontanément, inspirée par les films d’action qu’elle affectionne, en particulier ceux dans lequel le héros est une héroïne.
Pour que le tableau soit complet et juste, il aurait fallu le témoignage du perdant de l’histoire, le garde du corps au corps ébranlé, porté disparu, dont on espère qu’il a connu un prompt rétablissement et qu’il médite dans son coin sur les ambiguïtés du genre. Malak ne lui en veut même pas, elle sait bien que ce n’est pas lui le problème. Et, dans tout le pays, les manifestants se prennent à rêver qu’il ne soit pas la seule victime dans cette affaire et que, par quelque principe méconnu de mécanique ondulatoire, des politiciens véreux, aux corps trop longtemps protégés, sentent eux aussi vibrer au plus profond de leur être la puissance d’un coup de pied donné par tout un peuple, devant ou derrière, un coup de pied qui porterait le nom de thaoura.
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23 h 53, le 24 octobre 2019