Au lendemain de son discours controversé à la Ligue arabe plaidant pour le retour de la Syrie au sein de l’organisation, le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil est allé plus loin hier soir, annonçant devant ses partisans qu’il avait l’intention de se rendre en Syrie, franchissant ainsi une limite fixée par le compromis qui avait permis l’accession à la présidence de Michel Aoun en 2016.
« Je veux me rendre en Syrie pour que le peuple syrien y retourne comme l’avait fait son armée (en référence au retrait de l’armée syrienne du Liban, le 26 avril 2005) et parce que je veux donner de l’oxygène à la souveraineté et à l’économie du Liban », a déclaré le chef du Courant patriotique libre (CPL) dans un discours lors d’une cérémonie organisée à Hadeth, à l’occasion de la commémoration du 13 octobre 1990. À cette date, Michel Aoun, alors chef du gouvernement de militaires, avait été délogé de Baabda par une offensive terrestre et aérienne syrienne, au cours de laquelle des dizaines de militaires et de civils libanais avaient trouvé la mort et de nombreux autres étaient portés disparus.
M. Bassil tente ainsi de définir trois thèmes pour sa visite à Damas : d’abord le retour des réfugiés, ensuite la mise à profit de la réouverture du poste-frontière syro-irakien de Boukamal et enfin, au sujet de la souveraineté, le contrôle des points de passage illégaux à la frontière libano-syrienne. Dans son discours, il n’a fait par ailleurs aucune mention des disparus libanais en Syrie, dont le sort est toujours inconnu, plusieurs décennies après leur disparition.Après cette annonce survenant trois jours après la rencontre de M. Bassil avec le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah qui avait fait l’effet d’une bombe, la question est de savoir quelle sera la position du Premier ministre Saad Hariri, en tant que partie prenante essentielle au compromis présidentiel. Mais aussi celle du Conseil des ministres. Si dans son ensemble il n’approuverait pas cette initiative, M. Bassil peut-il se rendre à Damas en sa qualité de représentant du gouvernement et négocier en son nom ?
(Lire aussi : Offensive turque en Syrie : "un dangereux développement", selon Aoun)
Lettres de créance…
« M. Bassil n’a pas besoin de se rendre en Syrie pour assurer le retour des réfugiés, déclare à L’Orient-Le Jour le ministre des Affaires sociales Richard Kouyoumjian (Forces libanaises). Un mécanisme – géré par la Sûreté générale en coordination avec le gouvernement syrien – est actuellement en vigueur et a permis à ce jour, selon la présidence de la République, d’assurer le retour volontaire de près de 180 000 réfugiés. Ce n’est pas la visite de M. Bassil en Syrie qui va assurer ce retour. Si le régime syrien tient à cela, qu’il ouvre ses portes devant les réfugiés et qu’il leur assure un minimum de stabilité sécuritaire et légale, ainsi que de bonnes conditions de vie. Il y a une unanimité au Liban sur la nécessité du retour des réfugiés syriens. Que personne ne fasse de la surenchère. »
Pour le ministre FL, il est notoire que des membres du CPL se rendent « secrètement » et parfois même « ouvertement » en Syrie. « Peut-être qu’il leur a été demandé de rendre ces visites publiques, ajoute-t-il. Puisqu’ils ont une influence auprès du régime syrien, qu’ils fassent en sorte d’accélérer ce retour », ajoute-t-il.
Et M. Kouyoumjian de poursuivre : « Cette visite n’a pas pour objectif le retour des réfugiés. C’est une sorte de présentation de lettres de créance pour les prochaines échéances (en allusion à la prochaine élection présidentielle). D’ailleurs, cela a commencé devant la Ligue arabe. »
Samedi, lors de son discours lors de la réunion urgente des chefs de diplomatie arabes au Caire, Gebran Bassil a insisté sur la nécessité d’un retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe, soulignant que « tous les canaux de communication et de dialogue doivent être ouverts » avec ce pays.
« M. Bassil n’était pas mandaté par le gouvernement pour exprimer une telle position et, par conséquent, nous estimons que celle-ci ne représente que sa personne en tant que chef de parti, a réagi M. Kouyoumjian. Bien entendu, le Liban ne sortira pas de l’unanimité arabe concernant la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe. Il n’est pas acceptable que le ministre Bassil ait une position unilatérale dans ce cadre. D’ailleurs, les relations libanaises avec le régime syrien constituent une pomme de discorde au sein même du gouvernement. Ce n’est plus un secret. »
(Lire aussi : Retour de la Syrie à la Ligue arabe : Hariri réagit aux propos de Bassil et insiste sur la distanciation)
« Ministre des AE de la moumanaa ? »
Même son de cloche chez Hadi Abou el-Hosn, député du groupe parlementaire joumblattiste. « C’est une position qui ne reflète pas la position du gouvernement, assure-t-il à L’OLJ. C’est une prise de position unilatérale de la part de M. Bassil qui est venue torpiller l’entente concernant la distanciation. Il aurait dû attendre la décision du gouvernement pour exprimer la position officielle du Liban. À notre avis, cette position exprime le point de vue de l’axe de la résistance (moumanaa). Ce qui nous pousse à nous demander si M. Bassil était le chef de la diplomatie du Liban ou de la moumanaa. »
M. Abou el-Hosn a en outre souligné qu’en abordant le dossier de la Syrie, « il faudrait insister sur la nécessité de mettre un terme à l’injustice exercée contre le peuple syrien, mais surtout de demander à ce que la Syrie cesse de s’ingérer dans nos affaires libanaises et de faire en sorte de protéger le Liban contre les attaques syriennes ».
Concernant la visite annoncée de M. Bassil en Syrie, le député du Parti socialiste progressiste a souligné qu’une telle décision « doit être discutée en Conseil des ministres ». « Aucune partie n’a le droit de prendre une telle décision unilatérale », a-t-il insisté.
Les réactions à la bombe lancée par M. Bassil ne se sont pas fait attendre. L’ancien ministre Achraf Rifi a déclaré sur son compte Twitter qu’au lendemain de sa visite à Hassan Nasrallah, Gebran Bassil répond à Saad Hariri « comme s’il était le chef du gouvernement et qu’il décidait de sa politique ». « C’est une consécration d’un fait accompli de nature putschiste qui, si on n’y fait pas face, va torpiller avec l’appui des armes la Constitution et les institutions officielles. »
L’ancien député Farès Souhaid a de son côté posé trois conditions pour la visite de M. Bassil en Syrie : le retour des réfugiés, la libération des détenus libanais dans les geôles syriennes et la remise à la justice libanaise des auteurs des attentats contre les deux mosquées de Tripoli en août 2013. Sur son compte Twitter, il a souligné que si « la visite ne remplissait pas ces conditions, elle n’aurait pour objectif que de servir les intérêts de l’Iran ».
À l’heure d’aller sous presse, le bureau de presse de Saad Hariri n’avait pas encore commenté l’annonce faite par M. Bassil concernant sa visite en Syrie. Toutefois, il avait réagi hier matin au plaidoyer en faveur de la Syrie du chef de la diplomatie devant la Ligue arabe. Dans un communiqué, il a réitéré « l’engagement du Liban au principe du consensus arabe sur la crise syrienne, et au communiqué publié à l’issue de la dernière réunion de la Ligue arabe au Caire », dans lequel les ministres des Affaires étrangères des États membres ont condamné « l’agression de la Turquie » dans le nord-est de la Syrie et appelé au retrait immédiat des troupes d’Ankara.
« La déclaration ministérielle du Liban ne traite pas de la question du retour de la Syrie au sein de la Ligue, mais réitère la politique de distanciation et de non-ingérence dans les affaires arabes », a ajouté le bureau de presse de M. Hariri.
Lire aussi
Bassil : Je vais me rendre en Syrie, pour que les Syriens y retournent
Le Liban condamne une « agression contre un pays arabe frère »
commentaires (16)
"“Un homme de grande famille partit dans un pays lointain pour y recevoir la royauté" (Lc 19:12) On sait ce qu'à son retour, il fit de ses adversaires. "amenez ici mes ennemis, ceux qui ne voulaient pas que je règne sur eux, et égorgez-les devant moi!" (Lc 19: 27)
Yves Prevost
07 h 44, le 15 octobre 2019