Rechercher
Rechercher

Culture - Photographie

De Mar Mikhaël à Ramlet el-Baïda, les 10 452 pas quotidiens de Fadia Ahmad

Pour s’approprier la ville, et se réconcilier avec ses origines, elle va sillonner les rues de Beyrouth, l’appareil photo en bandoulière, dans un parcours très singulier et selon un carnet de route très particulier. Beit Beyrouth est un magnifique écrin pour présenter « Beyrouth/Beirut », fruit de sept années de labeur.

Une œuvre photographique de Fadia Ahmad.

Si l’on venait à tracer, sur une carte géographique, une ligne droite qui traverse la Méditerranée à partir d’Alicante, elle mènerait directement au Liban. Petite fille, debout face à cette mer, Fadia Ahmad écoutait sa mère lui dire : « Tout droit, de l’autre côté de l’horizon, aussi loin que tes yeux te portent, il y a Beyrouth, ta ville d’origine. Aujourd’hui elle est souffrante, mais le jour où elle se relèvera, nous irons la retrouver et tu l’aimeras autant que je l’ai aimée. » « Moi qui ai été toujours marginalisée à l’école, ajoute l’artiste, de par mon nom et mes origines, je ne vivais plus que dans l’espoir de fouler la terre qui avait vu naître mes parents. »

C’est à Alicante en Espagne qu’elle est née en 1975, septième enfant d’une fratrie de neuf. Le sept, ce chiffre qu’elle affectionne particulièrement, ce chiffre à la symbolique immense, reviendra dans son parcours artistique et la rattrapera. Presque sept ans pour arriver à l’aboutissement de son projet qu’elle subdivisera en sept étapes. Un chemin de croix ? Probablement dans son entreprise périlleuse mais pour une belle ligne d’arrivée.

En 1991, comme promis, Fadia Ahmad retrouve son pays d’origine. Elle décide d’entreprendre des études cinématographiques, scénographiques et audiovisuelles, et maîtrise parfaitement l’art de la photographie. Elle réalise des séries de portraits et de paysages, s’engage pour des causes humanitaires, publie deux séries, photographie et vidéo, sur les réfugiés au Liban, jusqu’à faire partie aujourd’hui de la scène contemporaine internationale. En 2012, elle décide de partir sur les traces de sa ville. Elle accomplira tous les jours, durant sept ans, le même parcours, d’un point « A » à un point « B », un parcours composé de 10 452 pas, pas un de plus. C’est de Mar Mikhaël qu’elle prend son départ à la Villa Clara jusqu’à Ramlet el-Baïda. Comme un chemin de Compostelle qu’elle réitère tous les jours et qu’elle subdivise en étapes nominatives ; la géographie urbaine, la gare ou l’heure arrêtée, architectures – passé et présent confrontés, les communautés, la vie de quartier, les pêcheurs, le bord de mer et la route côtière. Des photos aujourd’hui exposées à Beit Beyrouth, Sodeco.


(Pour mémoire : « The Urban Experience », ou l’art comme catalyseur de diversité)


Le dialogue est une force

Il est certain que la photographie numérique d’aujourd’hui a révolutionné le métier de photographe, permettant des images nettes et précises à travers un nombre infini de filtres et de vues, et assurant ainsi une photo presque parfaite. Il suffit d’un coucher de soleil sur une façade décrépie, de fenêtres qui s’alignent géométriquement et esthétiquement, ou du regard désespérément ridé d’un vieillard (photos que Fadia Ahmad n’a pas manqué de faire) et voilà le cliché parfait. Mais qu’en est-il de l’émotion et de la petite histoire qui se terre en filigrane ? Il ne suffit pas de regarder dans le viseur et capturer une image, encore faut-il arriver à percevoir l’imperceptible. « Pour avoir une émotion, il faut d’abord la ressentir, dit Fadia Ahmad. Par contre, voir l’émotion est un processus plus ardu, mais c’est ainsi que j’arrive à la partager. » Aller dans le détail, dans le particulier, sonder l’invisible et traverser l’image, se l’approprier et ainsi instaurer un dialogue à trois, l’artiste, son œuvre et le spectateur, voilà ce que Ahmad réussit à faire. Combien de fois le citoyen libanais est-il passé devant le monument de Rafic Hariri érigé à Mina el-Hosn, sur le lieu où il a été assassiné en 2005, sans jamais arriver à écouter le cœur de la statue battre à la manière des Visiteurs du soir, le film de Marcel Carné (1942) ? « J’ai eu beaucoup de controverses avec la photo accusée à tort de provocation, confie l’artiste. Elle représente pour moi l’espoir, celui du pardon. » Rafic Hariri, géniteur du projet Solidere, est décédé face à l’hôtel Saint-Georges. Cet établissement a toujours scandé sa désapprobation quant au projet et habillé sa façade d’un étendard portant l’injonction « Stop Solidere » ! Quelle ironie du sort ! Pour Fadia Ahmad, chaque matin, Rafic Hariri se réveille en face du Saint-Georges et, chaque soir, le Saint-Georges s’endort face à Hariri, tel un couple qui se dispute la journée mais qui, la nuit, partage le même lit. L’absurdité dans toute sa splendeur ! « Mais il faut imaginer Sisyphe heureux », disait Camus et Fadia Ahmad de se dire que, même si le pardon n’a pas été exprimé ou l’excuse n’a pas été verbalisée, il faut croire qu’à force de cohabiter, ces deux êtres en conflit depuis la nuit des temps ont fini par se pardonner, mais pour le voir, il faut savoir tendre l’oreille. Le dialogue s’est aussi instauré au cœur de ce diptyque de fenêtres libanaises traditionnelles. D’un côté, des volets fermés inscrits dans une façade sur laquelle une plaque métallique affiche « 1975 secteur Mar Mikhaël » ; c’est le début de la guerre, les maisons sont verrouillées et le cœur des Beyrouthins aussi. La capitale se barricade sur elle-même et sur le monde entier. De l’autre côté, des volets ouverts ;

Beyrouth renaît, Beyrouth sourit et affiche un arc-en-ciel dessiné à la façon Street Art. Le ciel bleu de This is us traversé par les verticales d’un minaret et d’un clocher prône le vivre ensemble ; les vagues qu’affrontent un pêcheur de face, un autre dans une course effrénée ou qu’essaie d’éviter cette maman avec son enfant est une métaphore d’un peuple qui vit dangereusement mais qui vit quand même. « Si je suis rentrée chez moi, dit-elle, c’est pour être en connexion avec mes origines et en osmose avec ce peuple résilient et combatif et peut-être apprendre de lui et en être fière. »


Beit Beyrouth, place Sodeco.

Beyrouth/Beirut de Fadia Ahmad.

Jusqu’au 20 octobre 2019.


Lire aussi

Même en temps de crise, Beyrouth est boulimique de vie

Si l’on venait à tracer, sur une carte géographique, une ligne droite qui traverse la Méditerranée à partir d’Alicante, elle mènerait directement au Liban. Petite fille, debout face à cette mer, Fadia Ahmad écoutait sa mère lui dire : « Tout droit, de l’autre côté de l’horizon, aussi loin que tes yeux te portent, il y a Beyrouth, ta ville d’origine. Aujourd’hui...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut